• X : poème-manifeste

    Je continue, ce matin, à recycler mes fonds de tiroirs… Non que je manque d’inspiration – j’écris beaucoup, ces temps-ci – mais je suis arrivé à un point de ma vie où j’ai besoin de marquer une pause pour mesurer le chemin parcouru. Depuis l’âge de quatorze ans, je n’ai eu qu’une ambition, un rêve, une passion : devenir poète – et écrivain. Pendant plus de vingt ans, je ne crois pas avoir laissé passer un seul jour sans écrire. Des nouvelles. Des romans. Des essais. Des textes hybrides tenant un peu de tout cela à la fois. Et surtout, de la poésie; des poèmes et des chansons par milliers.

    Tout cela s’est accumulé dans mes tiroirs. Mes rares tentatives pour être publié n’ont guère porté fruit, à part quelques parutions dans des revues ici et là. J’ai même remporté deux ou trois prix, mais leur prestige tout relatif n’a pas suffi à m’ouvrir les portes du Graal de l’édition. On me dit que j’ai manqué d’opportunisme et de pugnacité. Sans doute; mais au fond, je n’étais pas si pressé. Le texte publié ne vous appartient plus; vous ne pouvez plus le rattraper une fois qu’on l’a lancé en pâture aux foules. Et si, dix ans, vingt ans plus tard, vous regrettez de l’avoir écrit, tant pis pour vous : votre nom y restera associé à jamais.

    Il vaut mieux être l’auteur d’un seul livre immortel, comme Gaston Miron, qu’avoir publié cent plaquettes destinées à sombrer dans l’oubli.

    En réalité, je n’ai écrit que dans un but : exister. Me convaincre moi-même de ma propre existence; de mon propre rapport au monde. Et je suis peut-être – je dis bien peut-être – sur le point d’y arriver.

    Les écrivains confirmés grattent leurs fonds de tiroirs quand ils sont en panne d’inspiration et doivent absolument livrer des pages à leur éditeur. Je ne suis pas un écrivain confirmé; je n’ai pas d’éditeur, et je n’ai rien à livrer à quiconque. Je plonge dans mes tiroirs pour y puiser des morceaux de ma vie, des fragments de ma pensée éclatée. Pour y chercher, aussi, la preuve que je ne m’étais pas trompé de vocation au départ, même si je me suis laissé gagner peu à peu par le découragement et piéger par le ronron de cette machine à broyer les consciences qu’on appelle « société de consommation », qu’on appelle « postmodernité », qu’on appelle de mille et une façons pour ne pas avoir à admettre qu’il s’agit d’un esclavage plus ou moins librement consenti, d’une lente et sournoise crétinisation, d’un naufrage.

    Après un hiatus de quelques années, je renoue donc avec l’écriture et je retrouve, intacte, ma passion pour la poésie. Et j’éprouve le besoin de rattacher les fils, de reprendre le cours interrompu de ma quête littéraire, intellectuelle et spirituelle. Comme ce moine bouddhiste dont j’oublie le nom, j’ai coupé mes paupières et les ai jetées au loin; moi non plus, je ne veux plus jamais m’endormir.

    Le texte que je vous propose aujourd’hui n’a sans doute pas une grande valeur littéraire; c’est un poème-manifeste dont la substance poétique m’apparaît aujourd’hui assez mince, et qui ne figurera certainement pas dans le recueil que j’entends bien publier un jour. On pourra trouver contradictoire, en outre, que je m’y déclare aussi ouvertement « citoyen du monde » alors que j’ai passé ma vie à militer pour l’indépendance du Québec. À cela, j’objecterai que seules les pensées sclérosées et figées sont exemptes de toute contradiction.

    C’est un texte que j’ai écrit en septembre 1996, à trente-quatre ans. Un cri de révolte, plus senti que réfléchi, dans lequel je fais étalage d’un certain nombre de réalités qui me dégoûtent tout en exprimant mes idéaux anarchistes. J’ai quarante-neuf ans, à présent, et je ne pourrais plus écrire ce texte de cette façon. D’abord, je n’en ferais pas un « poème » : la poésie a d’autres exigences, on ne peut pas la dévoyer pour lui faire servir une cause, si noble fût-elle. Ensuite, j’apporterais des nuances; je préciserais le fond de ma pensée; j’élaborerais une thèse bien ficelée, avec toute la science acquise par une longue pratique de l’écriture – et de la traduction, l’activité qui m’accapare le plus depuis une dizaine d’années.

    Non, je ne pourrais plus écrire ce texte à présent – et voilà bien pourquoi il m’a paru important de le porter à votre connaissance. Parce que je ne renie rien de cette rage, de ce désarroi, de ces idéaux qui ne m’ont pas quitté. Parce que je ne renie rien du jeune homme que j’étais, malgré toutes ses contradictions, ses hésitations, ses maladresses. On dit que la révolte s’apaise avec le temps. Dans mon cas, elle peut prendre d’autres formes, d’autres couleurs, s’appuyer sur d’autres étais, mais elle ne s’atténue en rien. J’attendais avec fébrilité la naissance de ma fille au moment où j’ai écrit ces lignes; elle a maintenant quatorze ans, et ce texte – sa conclusion, surtout – n’en a que plus de relief et de résonances à mes yeux.

    Comme je l’ai évoqué plus haut, cette opération « recyclage de mes fonds de tiroirs » participe d’une démarche à la fois insurrectionnelle, résurrectionnelle et rédemptrice. Insurrectionnelle, parce qu’en reprenant ma quête poétique, je secoue la poussière accumulée; je me rebelle contre la chape de plomb qui m’écrase au sol depuis tant d’années; je déclare la guerre à cette existence vide de sens qui ne tourne qu’autour des biens de consommation et des paiements à effectuer; je me proclame, non pas au-dessus, mais en-dehors de la mêlée du monde; je renoue avec mes idéaux et mes valeurs les plus profondes, qui sont radicalement incompatibles avec le discours dominant, avec cette vie de brutes qu’on nous force à mener. Résurrectionnelle, parce qu’en refermant mes tiroirs sur tout ce qui m’importait en ce monde, c’est moi-même que j’avais enterré; en les ouvrant maintenant, c’est tout mon être que je laisse remonter d’un coup à la surface. Rédemptrice, enfin, parce qu’en dépit des ratages, des échecs, des refus d’éditeurs, des coups portés par tous les briseurs de rêves que j’ai croisés sur ma route, je redresse encore la tête, brandissant fièrement ces feuillets extirpés des milliers de pages que j’ai noircies, et c’est pour moi la plus douce des revanches de constater que tout n’était pas à jeter dans ce fatras de mots et d’idées.

    Merci de me suivre sur ces sentiers clairs-obscurs qui mènent à la lumière.

     

    X

    (poème-manifeste)

     

    Nous ne voulons plus de leçons de morale

    de pas cadencés de bals décadents

    de mascarades de la Saint-Jean

    de drapeaux qui flottent joyeusement sur la flicaille

    de populace acclamant ses exploiteurs

    d’exploiteurs qui triomphent devant la populace

    nous ne voulons plus de toi Louis XVI

    nous te l’avons déjà signifié très clairement

    en des termes plutôt tranchants

    de toi non plus pape nous ne voulons plus

    vieille baderne vieil épouvantail d’un autre temps

    vieux crabe qui brandis le jugement de Dieu

    tremble qu’il ne s’abatte sur ta tiare de riche

    pour ces millions d’enfants qui crèvent de ta bêtise

    parce que des malheureux te prennent pour un dieu

    nous ne voulons plus de lois de contraintes de règlements

    nous n’avons pas besoin de cloisons pour survivre

    seulement du respect de la vie de la mort

    toute loi uniformise tout uniforme est roi

    assez de lois de flics de gratte-papiers de soldats

    nous ne voulons plus de vous législateurs

    renvoyez vos exécuteurs et vos jurismenteurs

    à présent nous avons des montres nous savons l’heure

    nous ne voulons plus des dynasties des grandes fortunes

    des privilèges de l’or des surjouissances de naissance

    nous ne tolérons plus que les uns se privent pour que d’autres se gavent

    nous ne voulons plus d’emplois nous ne voulons plus d’argent

    l’or n’est plus qu’un métal le papier du papier

    et tout redevient cendre épée cuiller ou clé

     

    nous voulons notre temps nous voulons notre espace

    nous voulons avancer vouloir savoir aimer

     

    nous ne voulons plus de pensées profondes d’idées creuses

    de mots qui font le vide

    de slogans de publicités d’élections

    de promesses d’avenirs meilleurs de bonheurs de paradis d’amour infini

    c’est maintenant que nous sommes c’est aujourd’hui que nous voulons

    assez de chefs de curés de leaders de guides de patrons

    assez de dictateurs de tireurs embusqués d’attentions empressées

    assez de sang de rêves préfabriqués de songes et de mensonges

    nous ne voulons plus de vous conquérants de nos tombes

    héroïques bouchers médaillés et maculés de gloire

    vampires enivrés d’une planète exsangue qui meurt sous nos pieds

    nous ne voulons plus de pays de patries de nations

    nous n’avons plus foi en la démesure nous voulons

    des quartiers des villages des communes des îles

     

    nous ne voulons plus de vous pantins de la démence

    présidents ministres planificateurs cadres encadrés banquiers

    que de temps d’énergie de vies perdues brûlées pour le progrès des ventes

    valeurs fictives conventions unanimes

    nous ne voulons plus vivre dépossédés de nos vies mêmes

    toujours contraints de reporter de différer d’attendre

    nous ne voulons plus être raisonnables dans la déraison

    compréhensifs devant l’incompréhension

    nous voulons notre part de soleil et d’eau douce

    d’amours de vins de nourritures de saisons

     

    nous ne voulons plus de toi démocratie traîtresse

    gouvernement du peuple exploité par le peuple

    condamné qu’on enivre et qui choisit ses bourreaux

    gouverner c’est dominer diriger c’est mener

    cette folie nous mène tout droit en enfer

    nous ne voulons plus de députés de délégués de décideurs

    nous voulons décider nous-mêmes de notre sort

     

    nous voulons notre temps nous voulons notre espace

    nous voulons nous trouver nous prendre nous donner

     

    nous ne voulons plus apprendre les bonnes manières

    comment s’habiller manger maigrir s’entraîner jouir réussir

    nous savons nos limites nous les revendiquons

    nous ne voulons plus nous astreindre aux tâches inutiles

    qui flattent l’orgueil de sous-chefs imbéciles

    nous refusons de gaspiller nos vies si courtes pour des futilités

    nous avons déjà tant semé tant et tant espéré

    nous ne regardons plus le parquet d’une bourse sans rire de tous ces agités

    nous ne voulons plus de ce théâtre de la cruauté où les victimes sont bien réelles

    assez de savants procédés pour nous piller nous enchaîner

    on n’a jamais vu le mortel à qui la terre fut donnée

    la planète ne vit que par la vie des êtres qui l’habitent

    nous ne voulons plus de ceux qui l’assassinent

     

    nous voulons de l'espoir pour nos enfants à naître.

     

    © Alain Cormier, septembre 1996

     


  • Commentaires

    1
    Mélitza Charest
    Mercredi 14 Septembre 2011 à 18:43

    C'est prodigieux!


    Je suis si heureuse de lire ces mots qui résonnent dans mon coeur comme des tambours de la victoire. Assez de mensonges. Les temps changent aujourd'hui.

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :