• Voter

    La première fois que j'ai pu exercer mon droit de vote, je n'y suis pas allé.  Je me le reproche encore.  C'était le 20 mai 1980, le jour du premier référendum sur la souveraineté du Québec.

    J'avais succombé aux sirènes du Parti communiste ouvrier (PCO) qui appelait au boycott de ce référendum "bourgeois" (sic!) et, plus encore, aux beaux yeux d'une adorable communiste, de trois ans mon aînée, qui m'avait dépucelé et que j'idolâtrais.  Je lisais le petit livre rouge de Mao, dans lequel j'apprenais que "les capitalistes sont des tigres de papier", et me proclamais citoyen du monde, faisant mien le slogan du manifeste de Marx et Engels : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!"  Fils de petits-bourgeois, étudiant idéaliste et sentimental épris d'art et de littérature, peu habile de mes mains, j'étais tout le contraire d'un prolétaire; mais je ne voyais là nulle contradiction.

    J'avais pourtant milité pour le "oui" au référendum; j'en avais débattu en famille, entre amis et en classe, soutenant avec fièvre la cause exaltante du pays à bâtir.  Cette cause que chantaient nos plus grands poètes, nos meilleurs chansonniers, nos plus brillants artistes et écrivains.  Cette cause que portaient à bout de bras des personnages aussi inspirants que Pierre Bourgault et Michel Chartrand, sans oublier, bien sûr, la remarquable équipe d'hommes et de femmes politiques qui avaient formé le premier gouvernement du Parti québécois, avec René Lévesque à leur tête.

    Quand le PQ avait pris le pouvoir quatre ans plus tôt, le 15 novembre 1976, j'avais senti qu'il se passait quelque chose d'important.  Ça se voyait, le lendemain, sur les visages de mes professeurs et des autres adultes de mon entourage, où se lisait une grande joie teintée d'incrédulité.  Un vent de fierté soufflait sur le Québec; soudainement, c'était devenu cool de parler français, d'écouter les disques d'Offenbach, d'Harmonium, d'Octobre et de Beau Dommage, de lire Ferron, Aquin, Ducharme, Marie-Claire Blais et Anne Hébert, et même de redécouvrir notre folklore et de porter des ceintures fléchées.  Notre culture française au coeur de l'Amérique était belle, forte, solidement enracinée et digne des plus grands éloges.  Malgré ses atermoiements et ses contradictions, René Lévesque était un premier ministre intègre, charismatique, attachant et rassembleur.  Sous sa houlette, le pays était en marche et allait assurément se rendre à bon port.  Après tout, l'indépendance n'était-elle pas l'aboutissement logique de la Révolution tranquille, dont il avait été l'un des principaux artisans dans le gouvernement de Jean Lesage?  Et puis, quoi de plus enthousiasmant que le projet de se doter d'un pays bien à soi, garant de sa culture et de son identité pour les générations à venir?  Je n'avais que quatorze ans, mais c'est ce jour-là que j'ai eu la piqûre de la politique et de l'histoire, deux passions complémentaires qui ne m'ont pas quitté depuis.

    C'est à tout cela que je songeais devant la télé, en ce triste soir de mai 1980, auprès de mes parents chagrinés, tandis que tombait le terrible verdict : 60 p. 100 de la population du Québec avait choisi de voter "non", de se tourner le dos à elle-même, de bouder son indépendance, préférant continuer à téter les mamelles de la péréquation en se pelotonnant dans le giron rassurant mais étouffant du fédéralisme canadien.

    Comme tout le monde, j'étais abasourdi par l'ampleur de la défaite, que je n'avais pas vu venir.  J'étais déchiré entre plusieurs sentiments de trahison contradictoires : d'une part, je me sentais trahi par ce peuple frileux et versatile auquel j'appartenais, et qui, après avoir fait la fête pendant quatre ans, préférait maintenant se replier sur le statu quo, se recroqueviller au risque d'une lente louisianisation, plutôt que se donner la chance de s'épanouir pleinement et d'assurer sa survie dans la durée.  Je me sentais un peu trahi, aussi, par ce PQ qui s'était montré si pusillanime, se refusant à parler d'indépendance pour brandir le vague concept de "souveraineté-association", et optant pour un "étapisme" suicidaire et une question référendaire alambiquée.  Le PQ avait lui-même tressé la corde pour se pendre en nimbant l'idée d'indépendance d'un brouillard menaçant, au lieu de mettre de l'avant tout ce que cette option pouvait avoir de mobilisateur, de grand et de noble.  Il avait transgressé cette règle tacite selon laquelle, en politique, on doit éviter à tout prix de fournir des arguments à ses adversaires.

    Cependant, j'avais aussi la désagréable impression d'avoir moi-même trahi cette grande cause, à laquelle je croyais pourtant, en m'abstenant bêtement d'aller voter.  Bien sûr, mon vote à lui seul n'aurait pas changé grand' chose au résultat; mais je me suis toujours demandé combien d'autres avaient fait comme moi, croyant peut-être que la victoire était "dans la poche" et qu'il était inutile de se déplacer ou, pis encore, boycottant le référendum pour toutes sortes de mauvaises raisons.  Si tout ce monde-là, moi inclus, s'était donné la peine d'aller tracer une croix sur un bulletin de vote, le "oui" aurait-il pu grappiller quelques points de pourcentage?  On ne le saura jamais, hélas!

    J'ai retenu la leçon : depuis, je suis allé voter à chaque élection fédérale ou provinciale, ainsi qu'au référendum de 1995 où le "oui" et le "non", cette fois, ont terminé pratiquement ex-aequo.  Il m'est arrivé de voter Rhinocéros, par dérision, ou d'annuler mon vote en faisant des croix partout, par mesure de protestation -- surtout au fédéral, avant l'avènement du Bloc québécois.  Au provincial, je suis resté généralement fidèle au PQ, même si j'ai voté Québec solidaire la dernière fois.  Je crois toujours à l'indépendance, et je suis plus que jamais convaincu de sa nécessité pour garantir la pérennité de la seule culture française qui ait des chances réelles de survivre à longue échéance en Amérique du Nord -- avec toutes mes excuses à mes amis acadiens et franco-ontariens, qui ne seraient évidemment pas d'accord avec moi, mais qui n'ont pas la force du nombre et qui, je le crains, se bercent d'illusions.  Le "bilinguisme" canadien, qui a connu son heure de gloire sous le régime libéral de Trudeau, fait de plus en plus figure de coquille vide et de voeu pieux, et ce n'est pas sous le règne de Harper que la situation va aller en s'améliorant, malgré ses belles promesses et sa bouche en coeur.

    Mon flirt avec les communistes n'a pas duré longtemps.  À l'université, j'ai découvert les grands penseurs de l'anarchisme -- Proudhon, Bakounine, Max Stirner, Malatesta, Kropotkine -- et j'ai trouvé en eux une vision généreuse de l'humanité qui rejoignait mes convictions profondes.  Partant d'un noble sentiment, le communisme débouchait sur des régimes totalitaires; il y avait là un vice de forme auquel l'anarchisme, dans son refus de l'autorité, permettait d'échapper.  À ce jour, je demeure fidèle à cet idéal, comme à celui de l'indépendance du Québec.

    Néanmoins, la vie s'est chargée de m'apprendre qu'il y a tout un monde entre l'idéal et la réalité.  Si l'indépendance demeure un rêve réalisable, fût-ce sous une forme plus ou moins atténuée, l'anarchisme comme régime politique et social ne deviendra possible que le jour où l'humanité sera véritablement adulte, libérée de son infantilisme et de ses névroses, lorsque chacun sera capable de se gouverner lui-même avec sagesse et discernement.  Je crois que cette humanité-là existera dans l'avenir, mais nous ne serons certainement plus là pour assister à son avènement.

    En attendant, la social-démocratie, qui allie à la démocratie élective d'inspiration libérale la vision généreuse et le sens du partage propres au socialisme, m'apparaît comme un moindre mal.  Dans cette perspective, je ne suis pas mécontent d'assister à la montée du Nouveau parti démocratique (NPD) dans la présente campagne électorale, même si elle est largement tributaire de la personnalité de son chef, le sympathique Jack Layton.  Que la social-démocratie redevienne une option légitime pour une part appréciable de l'électorat canadien, voilà qui est particulièrement réjouissant, dans un contexte où le pays est gouverné par un parti d'extrême droite au chef autoritaire et antidémocrate.

    Toutefois, je m'inquiète de la chute concomitante du Bloc québécois, qui fait pourtant un excellent travail, depuis vingt ans, comme défenseur des intérêts du Québec à Ottawa.  Le Québec, qui n'a pas signé la constitution de 1982, ne pourra pas rester éternellement assis entre deux chaises; tôt ou tard, il faudra trancher.  En attendant, il m'apparaît essentiel de maintenir une forte présence souverainiste québécoise au gouvernement fédéral; une présence dans l'opposition, certes, mais qui ne nous a pas si mal servis jusqu'à présent.  Ne nous leurrons pas : dans la meilleure des hypothèses, le NPD ravira quelques circonscriptions au Bloc et formera l'opposition officielle face à un gouvernement conservateur minoritaire, et la voix du Québec noyée dans la mosaïque canadienne, s'en trouvera forcément affaiblie.  Dans le pire des cas, le NPD balaiera le Québec et formera l'opposition officielle d'un gouvernement Harper majoritaire, ce qui aura pour effet de bâillonner complètement le Québec sur la scène fédérale.  Quant à voir Jack Layton devenir le prochain Premier ministre du Canada... il y a longtemps que j'ai cessé de croire au Père Noël.

    Je ne me fais pas d'illusions : le droit de vote est un droit dérisoire, surtout dans le régime parlementaire suranné qui est le nôtre.  Mais c'est le seul pouvoir que nous possédons; tâchons au moins de l'exercer, en attendant mieux -- par exemple, l'introduction d'un élément de proportionnalité dans les scrutins futurs, pour donner plus de poids à nos votes.  Chose certaine, ce n'est pas en renonçant à voter que nous favoriserons l'avancement de la démocratie.

    L'enjeu de la présente campagne est crucial.  Nous subissons depuis plus de cinq ans un Premier ministre autoritaire, ennemi déclaré de la culture et de l'écologie, qui fuit les médias et cultive le secret, et qui prône à la fois, paradoxalement, la réduction de l'appareil d'État (lire de la réglementation environnementale, des institutions culturelles et des programmes sociaux) et une conception musclée de l'État comme outil de répression et de contrôle social.  Si Stephen Harper remporte son pari et obtient finalement la majorité dont il rêve, il aura les coudées franches pour mettre de l'avant son véritable programme.

    On peut alors s'attendre à de douloureuses remises en question du droit des femmes à l'avortement libre et gratuit, des mesures d'équité salariale et de discrimination positive, du mariage entre conjoints du même sexe, des droits des travailleurs, y compris le droit de se syndiquer.  Nous assisterons, impuissants, à la privatisatioin ou au démantèlement pur et simple de Radio-Canada, de Téléfilm Canada, de l'Office national du film et autres fleurons de la culture canadienne qui ont permis à tant de créateurs québécois de s'épanouir; à l'abolition de la Loi sur les langues officielles et des mesures de protection du français hors Québec; au durcissement des lois criminelles et des peines de prison, et au retour probable de la peine de mort.

    Dans ces circonstances, voter ne m'a jamais paru plus important.  Voter contre Harper et sa bande de béni-oui-oui est un devoir de salubrité publique.  Il faut, à tout prix, empêcher cet homme dangereux d'exercer le pouvoir absolu dont il rêve.  Voter contre le Parti conservateur pour préserver ce qu'il reste de la social-démocratie des "Trente glorieuses" (1945-1974), tout ce pour quoi nos pères et nos mères ont lutté et travaillé d'arrache-pied.  Voter Bloc, NPD, Libéral, mais voter.


    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :