• Un homme seul

    La cause est entendue : Bertrand Cantat ne pourra pas se produire sur la scène du TNM en 2012, puisque les lois du pays l'interdisent.  Au Canada, tout ressortissant étranger qui a été condamné pour un crime passible, selon les lois canadiennes, de dix ans d'emprisonnement ou plus, même dans un autre pays, est interdit de séjour pendant les dix années suivant la fin de sa peine.  Le rocker français aurait pu bénéficier d'une dérogation, dans les circonstances; mais aucun ministre de l'Immigration ne prendra le risque d'aller à l'encontre d'une opinion majoritaire à plus de 80 p. 100 (selon le sondage publié hier dans La Presse).  Toute cette affaire n'aura été, en fin de compte, qu'une immense tempête dans un verre d'eau.

    Il s'est dit et écrit tellement d'âneries, ces derniers jours, que j'éprouve le besoin de préciser quelque peu ma pensée pour ne pas ajouter à la connerie ambiante.

    D'abord, quand j'ai écrit que j'irais volontiers applaudir Bertrand Cantat au TNM l'an prochain, c'était une façon de parler et, je l'avoue, une petite provocation de ma part.  Car en réalité, le TNM n'a jamais annoncé un spectacle de Cantat, ou dans lequel Cantat tiendrait la vedette : il s'agissait d'une production théâtrale à laquelle il devait participer dans les choeurs, en tant que musicien.  Par conséquent, ce sont tous les artisans de cette production que je me promettais d'applaudir -- dont Cantat, dans l'emploi relativement modeste qui devait être le sien.

    À lire et à entendre la majorité des commentaires formulés sur cette affaire, on pouvait croire que le TNM avait déroulé le tapis rouge pour Bertrand Cantat, lui avait confié tous les premiers rôles masculins de toutes ses productions, avait placé la totalité de sa saison du soixantième anniversaire sous son patronage exclusif.  Si bien que sa minuscule participation au tout dernier spectacle à l'affiche a éclipsé tout le reste, relégué à l'arrière-plan les oeuvres, les créateurs, les interprètes qui composent l'ensemble de cette saison théâtrale -- y compris Des femmes, le spectacle de Wajdi Mouawad (et non de Bertrand Cantat) sur des textes de Sophocle (et non Cantat) auquel il devait être associé.

    On est allé jusqu'à menacer (et même promettre, dans certains cas) de boycotter la prochaine saison du TNM au complet, ce qui est proprement absurde: pourquoi punir autant d'artistes de grand talent pour les choix artistiques d'un seul de leurs pairs?  J'en déduis que ces braves gens vont au théâtre pour s'y faire voir, non par amour de l'art.

    Qu'on ait quelque répugnance à voir Bertrand Cantat sur une scène, fût-ce dans un rôle effacé, je le conçois aisément; mais en quoi cela touche-t-il les autres productions de la saison, dans lesquelles il n'apparaît pas et auxquelles il n'est associé d'aucune façon?  Chaque production théâtrale est en soi une entreprise unique, autonome, indépendante.  Un Réjean Ducharme mis en scène par Dominic Champagne ou un Shakespeare revisité par Denis Marleau ne me paraissent pas moins prometteurs du seul fait qu'ils sont programmés dans la même saison qu'un spectacle de Wajdi Mouawad sur des textes de Sophocle avec, accessoirement, la participation de Cantat.

    C'est injuste et puéril de s'en prendre ainsi à des artistes qui n'ont absolument rien fait pour mériter un pareil traitement; cela trahit une profonde méconnaissance de la pratique théâtrale et des conditions dans lesquelles elle se vit au Québec.  Les artistes et artisans du théâtre québécois subsistent dans une précarité dont le grand public n'a généralement pas conscience et tiennent leur art à bout de bras, trop souvent avec trois bouts de ficelle.  Les chances de se produire dans une grande institution comme le TNM, c'est-à-dire dans des conditions favorables et avec un budget conséquent, sont d'autant plus précieuses qu'elles sont extrêmement rares dans la vie d'un metteur en scène ou d'un comédien.  La plupart du temps, ces artistes oeuvrent sans filet, bricolant leurs productions avec des budgets ridicules et des cachets à l'avenant.  Dans cette perspective, vouloir les priver d'une présence au TNM pour les punir d'une décision à laquelle ils n'ont pris aucune part et qui ne les concerne en rien, c'est tout simplement ignoble.

    Certes, on n'en est pas à un amalgame près dans cette pénible affaire.  Plus ignoble encore : j'ai lu et entendu à maintes reprises que défendre le droit de Cantat à se produire sur une scène ou le droit de Wajdi Mouawad à l'inclure dans son spectacle, ou celui du TNM à présenter ce spectacle, c'était cautionner le crime et, par le fait même, se rendre complice du meurtre de Marie Trintignant.  Pour ma part, il me semble avoir assez exprimé toute l'horreur que m'inspire cette tragédie pour qu'on n'aille pas me soupçonner d'endosser la monstrueuse explosion de violence qui a coûté la vie à cette pauvre femme.  Je l'ai dit et je le répète : rien ne pourra jamais effacer cette tache effroyable que Bertrand Cantat devra porter sur son front jusqu'à la fin de ses jours.  Et je récuse avec la dernière énergie toute accusation de complicité par association.

    Ce matin, le grand acteur français Jean-Louis Trintignant, père de Marie, a annoncé qu'il se retirait de la prochaine édition du Festival d'Avignon pour protester contre la présence de Bertrand Cantat sur scène, dans le spectacle même de Wajdi Mouawad qui fait couler tant de salive et d'encre chez nous cette semaine.  Voilà un homme qui est plus justifié que quiconque de s'exprimer sur la question; devant la douleur et l'indignation de ce père éploré, on ne peut que s'incliner.  Si j'étais Cantat, je renoncerais à me présenter en Avignon et j'offrirais mes plus plates excuses à Monsieur Trintignant, non pour la mort de Marie -- cela est à jamais inexcusable -- mais pour avoir commis un impair en acceptant de prendre part à un festival qui devait l'accueillir aussi.

    Dieu merci, je ne suis pas Bertrand Cantat, et je n'ai aucun moyen de connaître les sentiments qui l'animent ni ses motivations profondes.  Je suis sûr d'une chose, cependant : il ne correspond pas à la caricature d'assassin "de sang froid" qu'on a voulu faire de lui.  Si atroce qu'ait pu être son crime, c'est arrivé dans un moment d'intense passion, de folie aggravée par la consommation d'alcool et de drogue, sans préméditation aucune et sans intention de tuer.  Il ne s'est pas levé un beau matin en se disant : "Tiens, je n'ai rien de spécial à faire aujourd'hui : si je massacrais ma blonde à coups de poings, ça pourrait être drôle!"  Ce qui s'est passé exactement dans cette chambre d'hôtel cette nuit-là, deux personnes seulement auraient pu nous le dire; mais l'une d'elles est morte, et l'autre est condamné à vivre avec ses fantômes et ses remords.  Il doit être l'homme le plus seul au monde, aujourd'hui; chose certaine, je ne voudrais pas avoir à marcher dans ses pas.

    Comme j'envie tous ces gens parfaits qui n'ont jamais commis d'erreurs et n'en feront pas davantage dans l'avenir!  Ceux qui me connaissent savent que je suis résolument pacifiste, allergique à toute forme de violence et même un peu peureux.  J'ai pourtant vécu l'abominable descente aux enfers du couple qui se délite et j'avoue qu'il m'est alors arrivé, parfois, de songer que ça risquait de très mal finir pour elle ou pour moi (c'aurait très bien pu être moi, la victime, d'ailleurs)...  Bien sûr, nous avons eu assez de bon sens pour nous séparer avant d'en venir aux mains; mais c'est le genre d'expériences qui m'incitent à mettre de l'eau dans mon vin quand il s'agit de juger les actes de mes semblables.  Plus jeune, il m'est aussi arrivé de prendre le volant avec les facultés affaiblies.  Je ne fais plus ça depuis longtemps, mais je tremble en songeant que j'aurais pu tuer quelqu'un en pareilles circonstances.  Ce serait moi, alors, l'assassin bourrelé de remords et à jamais stigmatisé par mes semblables.  C'est que, voyez-vous, je suis un être profondément irrationnel et il m'arrive assez souvent de me tromper.  Bref, je suis humain.

    Je ne connais pas, non plus, les motivations de Wajdi Mouawad; mais je soupçonne, comme je l'ai écrit dans mon billet précédent, qu'il a voulu, en tendant la main à Cantat, provoquer un débat sur la réhabilitation des repris de justice dans notre société.  Mouawad n'est pas un "entertainer"; il ne fait pas du théâtre pour divertir et rassurer les bien-pensants.  Il cultive l'inconfort du public, suscite les discussions et ne craint pas de soulever des questions délicates ou douloureuses; c'est précisément pour cela qu'il est irremplaçable et indispensable.  On adhère ou pas à cet univers, mais on n'y entre pas sans peine... et l'on n'en ressort pas indemne.

    Si telle était son intention, il peut dire "mission accomplie".  Les masques sont tombés, la meute s'est déchaînée, le verdict est entendu : coupables, archi-coupables, tous autant qu'ils sont -- Cantat, ceux qui l'emploient et ceux qui défendent son droit de continuer à respirer.  Qu'on puisse s'opposer à l'apparition sur scène du rocker maudit, je le comprends fort bien; qu'on se refuse à aller l'applaudir, cela m'apparaît parfaitement légitime.  Mais qu'on refasse son procès sur la place publique, qu'on cède à l'hystérie collective en cherchant à éclabousser quiconque se refuse à hurler avec les loups, qu'on veuille crucifier tant de monde avec lui, voilà qui m'apparaît plus effroyable que tout.  C'est pour cela que j'ai parlé de "meute" : on se croirait à Salem au temps de la chasse aux sorcières, en Occitanie au temps de la croisade contre les Albigeois.

    J'ai peur de cette meute parce qu'elle se manifeste de plus en plus souvent, avec de plus en plus de virulence.  Elle nous prépare des lendemains qui déchantent.  Il y a, dans nos sociétés, une tentation de l'intolérance, une dérive totalitaire terriblement dangereuse qui, si l'on n'y prend garde, nous mènera tout droit vers un nouvel enfer nazi.  Qu'on ne s'y trompe pas : ce qui s'affronte, ici, c'est l'humanisme des Lumières contre les forces obscurantistes de la terreur et de la répression.  La question est de savoir si nous voulons vivre dans une société ouverte, généreuse, qui accorde des chances égales à tous et où chacun a la possibilité de racheter ses fautes, même les plus terribles, ou si nous préférons subir un perpétuel climat de suspicion et de vengeance, sous couvert de loi et d'ordre, au nom d'une sécurité illusoire.  De la réponse à cette question dépend l'avenir de notre civilisation.

    Je ne renie rien de ce que j'ai écrit mais, en toute franchise, je ne sais pas si c'était une bonne ou une mauvaise idée d'inviter Bertrand Cantat à prendre part à ce spectacle.  Peut-être était-ce prématuré, après tout; il est clair que cela a heurté bien des sensibilités, pour de bonnes, de moins bonnes et de mauvaises raisons.  Néanmoins, il ne fait aucun doute dans mon esprit que ça n'aura pas été en vain.  Comme puissant révélateur de l'état d'une société, j'ai rarement vu mieux.


    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    1
    Véromato
    Samedi 9 Avril 2011 à 17:45

     

    J'aime beaucoup cette réflexion, mais qui la signe ??

    2
    Appel Profil de Appel
    Samedi 9 Avril 2011 à 18:59

    @Véromato : Le mode de fonctionnement de ce blogue m'oblige à utiliser un pseudonyme, mais si vous cliquez sur "Appel" dans le coin supérieur gauche du billet, vous verrez apparaîtrre une fenêtre qui vous révèlera mon identité véritable et mes coordonnées. Merci de prendre la peine de me lire.

    3
    Véromato
    Samedi 9 Avril 2011 à 19:38

    Merci !

    4
    Yves Lanthier
    Lundi 11 Avril 2011 à 13:04
    Yves Lanthier

    Sur un sachet de coke: Votre pusher assume la responsabilité de tous vos actes. C'est compris dans le prix.

    5
    Lundi 11 Avril 2011 à 14:47

    @Yves Lanthier : Elle est bien bonne...  On pourrait écrire la même chose sur les bouteilles d'alcool, ne croyez-vous pas?  Cela dit, mon propos n'était pas d'accuser l'alcool ou la coke de tous les maux pour disculper Bertrand Cantat, mais plutôt d'illustrer le fait que nul n'est à l'abri d'un moment de folie, et que le fait d'avoir commis un acte abominable ne prive personne de son humanité. Adolf Hitler aussi a déjà été un adorable bébé tout rose et tout joufflu qui tétait sa maman. Se prendre pour un saint en reniant sa part d'ombre, c'est courir le risque qu'elle se manifeste malgré soi au pire moment.

    6
    Yves Lanthier
    Lundi 11 Avril 2011 à 15:03
    Yves Lanthier

    @ Alain - Merci de votre réponse. C'est sûr que si on se met à faire le procès des substances psycho, il va falloir arrêter d'écouter les Beatles. Mais l'une des leçons à tirer de cette histoire, c'est que si tu vois qu'une substance te rend violent, t'es mieux de t'occuper de ton problème. Un fait dont on ne parle pas beaucoup: Kristina a raconté à l'un des enfants de Marie que Cantat l'avait déjà poursuivie avec un couteau... Deux épisodes de violence «connus», donc, et il est impossible qu'il n'y en ait pas eu d'autres. Et je suis loin d'avoir «tout lu» sur cette histoire.

    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    7
    Lundi 11 Avril 2011 à 15:15

    @ Yves : (Soupir...) Je sais bien que j'ai défendu quelqu'un d'assez peu défendable, et la dernière semaine a été assez éprouvante pour moi aussi.  En fait, j'ai voulu défendre un principe plutôt qu'un individu en particulier -- un peu comme Noam Chomsky quand il a défendu le droit de Faurisson à exprimer ses thèses négationnistes : on a assimilé Chomsky, pourtant Juif lui-même, au négationnisme et à l'antisémitisme, alors qu'il n'avait fait que défendre la liberté d'expression, qui n'existe pour personne si elle ne s'applique pas à tous. Je suis parti des mêmes prémisses pour défendre le droit à la réhabilitation; mais j'étais bien conscient de marcher sur des oeufs...  C'est pourquoi je n'en veux pas du tout aux personnes qui m'en veulent; j'accepte et je comprends.  Sans renier mes principes pour autant.

    8
    Lundi 11 Avril 2011 à 15:21

    Quant à Cantat, peut-être s'est-il pris pour un saint, justement, en refusant de voir en lui cette part de ténèbres qui a fini par l'engloutir tout entier?  Je m'interroge encore sur la question.  Ce qui me trouble dans cette histoire, c'est qu'un homme doté d'un tel talent, qui a écrit des choses si vraies et si profondes, puisse avoir agi, en même temps, comme le dernier des salauds.  N'est-ce pas, au fond, la preuve que nous portons tous en nous le meilleur comme le pire, le jour comme la nuit?  On peut dire que ce poète s'est conduit comme un monstre, mais on ne peut certainement pas prétendre qu'il n'a pas d'âme.  Et puis, je ne crois pas aux monstres; je crois en l'humanité.  Même si elle est parfois difficile à aimer...

    9
    Yves Lanthier
    Lundi 11 Avril 2011 à 15:24
    Yves Lanthier
    http://lachaine.eklablog.com/themes/15/images/background2.jpg?1469319941'); background-attachment: scroll; background-origin: initial; background-clip: initial; background-color: #ffffff; font-style: normal; font-variant: normal; font-weight: normal; text-decoration: none; text-align: -webkit-auto; background-position: -247px -3643px; background-repeat: repeat repeat; margin: 8px;">

    @ Alain - Je suis assez d'accord avec tout ça (ton avant-dernier message). C'est indéniable que la liberté d'expression est pour tout le monde. Mais justement, je dirais qu'il ne s'est pas suffisamment exprimé. Je ne veux pas dire que je ferais mieux à sa place: je ne serais probablement pas plus capable que lui de le faire. Pourquoi, parce que 8 ans, ce n'est pas assez de recul. L'un des textes avec lesquels je suis le plus d'accord est celui de Josée Boileau dans Le Devoir, c'est un peu ce qu'elle dit. C'est ça l'erreur de Mouawad et de Pintal, à mon avis.

    10
    Yves Lanthier
    Lundi 11 Avril 2011 à 15:26
    Yves Lanthier

    (Le lien s'est copié tout seul, j'ai copié «Mouawad» simplement pour bien écrire son nom.)

    11
    Yves Lanthier
    Lundi 11 Avril 2011 à 15:27
    Yves Lanthier

    @ Alain - Maintenant réponse à ton dernier message: à mon avis, la «part de ténèbres» s'explique *entièrement* par le cocktail coke, alcool, etc.

    12
    Mexicanne
    Samedi 16 Avril 2011 à 02:54

    Après l'entrevue à RDI, c'est confirmé. Wajdi Mouhawad avait clairement une intention bien définie en appelant Cantat : personnifier les trois tragédies qu'il compte présenter. C'était brillant, et peut-être maladroit. Il a dû surestimer la culture des Québécois, et ne s'est pas rendu compte que Sophocle, c'était comme... du grec :)

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :