• Ainsi, l'ennemi public numéro un, l'homme le plus recherché de la planète, a été abattu dans une opération de commando menée sans autorisation par des soldats états-uniens au Pakistan.

    Passons sur l'arrogance de la superpuissance qui s'arroge le droit, encore une fois, d'intervenir en territoire étranger sans même en aviser les autorités locales.  Après tout, les États-Unis avaient sans doute de bonnes raisons de se méfier du gouvernement d'Islamabad, qui fait mine de lutter contre le terrorisme mais doit aussi ménager les susceptibilités de sa population, en grande partie favorable à Al Quaïda, aux taliban et à l'islamisme radical.  D'ailleurs, si Oussama Ben Laden a pu vivre dans cette immense villa fortifiée pendant toutes ces années sans être inquiété, à deux pas d'une prestigieuse académie militaire pakistanaise, c'est qu'il a vraisemblablement bénéficié de complicités en haut lieu.

    Néanmoins, cette opération de police menée tambour battant par un commando d'élite des Marines soulève bien des questions.  La première, et la plus importante : pourquoi l'avoir tué?  Et pourquoi s'est-on débarrassé de son corps avec tant d'empressement?

    Bien sûr, personne en Occident ne va pleurer sur le sort d'un chef terroriste qui s'est rendu responsable de la mort de milliers d'innocents.  Néanmoins, si cet homme était bien le criminel tant haï et tant craint qu'on nous dépeint depuis plus de dix ans, celui qui tirait les ficelles du terrorisme international et orchestrait des attentats meurtriers par dizaines, n'eût-il pas été judicieux de l'interroger longuement, de le confronter, de chercher à en apprendre le plus possible sur son entourage et sur les rouages de son organisation?  En quoi sa mort rend-elle le monde plus sûr aujourd'hui?

    J'ai le plus grand respect pour le président Obama; mais je suis scandalisé de l'entendre dire que "justice a été rendue".  Quelle sorte de justice s'accommode ainsi d'une exécution sommaire?  Qu'est-ce que c'est que cette conception de la "justice" digne des plus mauvais westerns?

    Justice n'est pas rendue quand on exécute froidement un homme désarmé -- quels qu'aient pu être les crimes de cet homme par ailleurs.  Dans une société de droit, les mêmes règles doivent s'appliquer à tous, sans exception, sous peine d'ouvrir la porte à l'arbitraire et à la barbarie.  Si nos sociétés démocratiques se sont dotées de codes civils et criminels, c'était, entre autres, pour mettre un terme aux guerres privées, vengeances personnelles et autres vendettas qui ont ensanglanté les âges obscurs de notre civilisation -- et qui sévissent encore, malheureusement, en plusieurs points du globe.

    L'esprit de vengeance n'a rien de commun avec l'esprit de justice; ce sont deux termes qui s'excluent mutuellement.

    Je conçois qu'Obama avait désespérément besoin d'un coup d'éclat pour relancer sa popularité en chute libre, et qu'il a trouvé ce moyen commode -- et fort efficace, apparemment -- pour regagner le coeur des électeurs en flattant leurs plus bas instincts.  Mais cette explication ne me satisfait qu'à demi.

    Se pourrait-il qu'on ait délibérément réduit Ben Laden au silence parce que trop de personnages haut placés, aux États-Unis et probablement en Arabie Saoudite, avaient tout à craindre des révélations qui auraient pu faire surface dans le cadre d'un éventuel procès?

    On sait, entre autres, que la famille Bush était très proche de la famille Ben Laden, avec laquelle elle brassait de grosses affaires.  On sait aussi qu'Oussama Ben Laden était en grande partie une créature de la CIA, qui l'a soutenu et formé au temps de la guerre entre l'Afghanistan et l'URSS.  (On peut lire, à ce sujet, Ben Laden -- La vérité interdite, l'excellent ouvrage des journalistes français Jean-Charles Brisard et Guillaume Dasquié, disponible en poche chez Folio.)  Mais il reste encore énormément de zones d'ombre dans cet imbroglio politico-militaire sur fond d'intérêts pétroliers.  Ben Laden aurait certainement pu nous en apprendre davantage à ce sujet; malheureusement, "on" l'a fait taire à tout jamais.

    Qu'on me comprenne bien : je ne crois pas aux théories de la conspiration.  En fait, j'exècre les conspirationnistes autant que tous les autres gourous sectaires, et pour les mêmes raisons : ils exigent qu'on les suive aveuglément sur un acte de foi.  Ce en quoi ils ne font qu'imiter, au fond, l'attitude de nos dirigeants dans trop de dossiers cruciaux.

    Je ne crois pas, par exemple, que les attentats du 11 septembre 2001 aient été planifiés ou orchestrés par des dirigeants états-uniens.  Un complot d'une telle ampleur aurait forcément laissé des traces; des langues, inévitablement, auraient fini par se délier.  Or, dix ans plus tard, personne n'a pu produire le début de l'ombre d'une preuve convaincante pour étayer cette hypothèse farfelue.

    On ne saurait conclure pour autant que tout a été dit sur les tenants et les aboutissants de ces horribles attentats.  On ne peut que constater l'instrumentalisation qu'en a fait le gouvernement Bush, dans les mois qui ont suivi, pour justifier ses interventions militaires en Afghanistan et surtout en Irak -- ainsi que l'adoption d'un train de mesures "d'urgence" qui ont eu pour effet de réduire considérablement les droits et libertés des citoyens de leur propre pays.  À l'attaque terroriste menée contre les États-Unis sur leur territoire, ce gouvernement scélérat a répondu par une attaque en règle contre la diplomatie et contre la démocratie; l'histoire s'en souviendra.

    Et voilà que dix ans plus tard, on nous jette au visage le cadavre de l'homme qu'on croit responsable des attentats du 11 septembre...  Pas même un cadavre, en fait, puisqu'on s'est dépêché de le jeter à la mer -- qu'avait-on tant à redouter d'une éventuelle autopsie?  On nous présente un spectre; un ectoplasme; un fantôme; on refuse de nous montrer ne fût-ce qu'une simple photographie de son corps; et on nous demande de croire sur parole à son exécution.  Bref, on exige de nous... rien de moins qu'un acte de foi.

    Dans les heures et les jours qui ont suivi l'annonce, la pilule était un peu difficile à avaler.  Des porte-parole d'Al Quaïda ont confirmé, depuis, la mort de leur chef.  Soit; on prêtera donc foi aux déclarations d'Obama et des militaires états-uniens.  Mais on aurait aimé en savoir plus long.

    Après la Deuxième Guerre mondiale, quand l'État d'Israël, encore balbutiant, a monté ou soutenu de petites opérations de commando, avec des moyens très modestes, pour mettre la main au collet des criminels de guerre nazis, ce n'était pas pour les abattre, mais bien pour les traîner devant les tribunaux.  Il eût été relativement facile, par exemple, de loger une balle dans la tête d'Adolf Eichmann, sinistre coordonnateur du massacre systématique de six millions de Juifs européens; personne, là encore, n'aurait pleuré sur son sort.  Mais les autorités israéliennes ont estimé, avec raison, qu'il était préférable de lui faire un procès -- pour l'obliger à répondre de ses crimes, d'une part, mais aussi pour tenter de comprendre l'abominable mécanique qui avait mené à ce désastre et contribuer ainsi, autant que possible, à éviter qu'une telle chose ne se reproduise dans l'avenir.

    En agissant de la sorte, les Israéliens ont aussi démontré qu'ils étaient infiniment plus civilisés que leurs bourreaux de la veille, lesquels n'avaient pas pris tant de précautions pour tuer des millions de malheureux.

    On nous dit que nous sommes au coeur d'une guerre à finir contre le terrorisme; la plus grande puissance économique et militaire que le monde ait connue, disposant de troupes d'élite et de l'équipement le plus moderne, a l'occasion de capturer le chef terroriste le plus craint et recherché de notre temps; et on ne trouve rien de mieux à faire que de l'abattre sur-le-champ et faire disparaître son cadavre dans les heures qui suivent?

    Je ne crois pas aux théories de la conspiration; mais je n'exclus pas qu'il existe, dans les hautes sphères du pouvoir, des complots, des magouilles et des vérités cachées.  En se débarrassant si précipitamment de Ben Laden, n'a-t-on pas voulu, avant tout, faire taire de façon définitive un témoin gênant?  La question, en tout cas, mérite d'être posée.

    Je ne crois pas aux théories de la conspiration; mais dans cette affaire, le gouvernement des États-Unis aurait voulu les alimenter qu'il n'aurait pas agi autrement.


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  • La première fois que j'ai pu exercer mon droit de vote, je n'y suis pas allé.  Je me le reproche encore.  C'était le 20 mai 1980, le jour du premier référendum sur la souveraineté du Québec.

    J'avais succombé aux sirènes du Parti communiste ouvrier (PCO) qui appelait au boycott de ce référendum "bourgeois" (sic!) et, plus encore, aux beaux yeux d'une adorable communiste, de trois ans mon aînée, qui m'avait dépucelé et que j'idolâtrais.  Je lisais le petit livre rouge de Mao, dans lequel j'apprenais que "les capitalistes sont des tigres de papier", et me proclamais citoyen du monde, faisant mien le slogan du manifeste de Marx et Engels : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!"  Fils de petits-bourgeois, étudiant idéaliste et sentimental épris d'art et de littérature, peu habile de mes mains, j'étais tout le contraire d'un prolétaire; mais je ne voyais là nulle contradiction.

    J'avais pourtant milité pour le "oui" au référendum; j'en avais débattu en famille, entre amis et en classe, soutenant avec fièvre la cause exaltante du pays à bâtir.  Cette cause que chantaient nos plus grands poètes, nos meilleurs chansonniers, nos plus brillants artistes et écrivains.  Cette cause que portaient à bout de bras des personnages aussi inspirants que Pierre Bourgault et Michel Chartrand, sans oublier, bien sûr, la remarquable équipe d'hommes et de femmes politiques qui avaient formé le premier gouvernement du Parti québécois, avec René Lévesque à leur tête.

    Quand le PQ avait pris le pouvoir quatre ans plus tôt, le 15 novembre 1976, j'avais senti qu'il se passait quelque chose d'important.  Ça se voyait, le lendemain, sur les visages de mes professeurs et des autres adultes de mon entourage, où se lisait une grande joie teintée d'incrédulité.  Un vent de fierté soufflait sur le Québec; soudainement, c'était devenu cool de parler français, d'écouter les disques d'Offenbach, d'Harmonium, d'Octobre et de Beau Dommage, de lire Ferron, Aquin, Ducharme, Marie-Claire Blais et Anne Hébert, et même de redécouvrir notre folklore et de porter des ceintures fléchées.  Notre culture française au coeur de l'Amérique était belle, forte, solidement enracinée et digne des plus grands éloges.  Malgré ses atermoiements et ses contradictions, René Lévesque était un premier ministre intègre, charismatique, attachant et rassembleur.  Sous sa houlette, le pays était en marche et allait assurément se rendre à bon port.  Après tout, l'indépendance n'était-elle pas l'aboutissement logique de la Révolution tranquille, dont il avait été l'un des principaux artisans dans le gouvernement de Jean Lesage?  Et puis, quoi de plus enthousiasmant que le projet de se doter d'un pays bien à soi, garant de sa culture et de son identité pour les générations à venir?  Je n'avais que quatorze ans, mais c'est ce jour-là que j'ai eu la piqûre de la politique et de l'histoire, deux passions complémentaires qui ne m'ont pas quitté depuis.

    C'est à tout cela que je songeais devant la télé, en ce triste soir de mai 1980, auprès de mes parents chagrinés, tandis que tombait le terrible verdict : 60 p. 100 de la population du Québec avait choisi de voter "non", de se tourner le dos à elle-même, de bouder son indépendance, préférant continuer à téter les mamelles de la péréquation en se pelotonnant dans le giron rassurant mais étouffant du fédéralisme canadien.

    Comme tout le monde, j'étais abasourdi par l'ampleur de la défaite, que je n'avais pas vu venir.  J'étais déchiré entre plusieurs sentiments de trahison contradictoires : d'une part, je me sentais trahi par ce peuple frileux et versatile auquel j'appartenais, et qui, après avoir fait la fête pendant quatre ans, préférait maintenant se replier sur le statu quo, se recroqueviller au risque d'une lente louisianisation, plutôt que se donner la chance de s'épanouir pleinement et d'assurer sa survie dans la durée.  Je me sentais un peu trahi, aussi, par ce PQ qui s'était montré si pusillanime, se refusant à parler d'indépendance pour brandir le vague concept de "souveraineté-association", et optant pour un "étapisme" suicidaire et une question référendaire alambiquée.  Le PQ avait lui-même tressé la corde pour se pendre en nimbant l'idée d'indépendance d'un brouillard menaçant, au lieu de mettre de l'avant tout ce que cette option pouvait avoir de mobilisateur, de grand et de noble.  Il avait transgressé cette règle tacite selon laquelle, en politique, on doit éviter à tout prix de fournir des arguments à ses adversaires.

    Cependant, j'avais aussi la désagréable impression d'avoir moi-même trahi cette grande cause, à laquelle je croyais pourtant, en m'abstenant bêtement d'aller voter.  Bien sûr, mon vote à lui seul n'aurait pas changé grand' chose au résultat; mais je me suis toujours demandé combien d'autres avaient fait comme moi, croyant peut-être que la victoire était "dans la poche" et qu'il était inutile de se déplacer ou, pis encore, boycottant le référendum pour toutes sortes de mauvaises raisons.  Si tout ce monde-là, moi inclus, s'était donné la peine d'aller tracer une croix sur un bulletin de vote, le "oui" aurait-il pu grappiller quelques points de pourcentage?  On ne le saura jamais, hélas!

    J'ai retenu la leçon : depuis, je suis allé voter à chaque élection fédérale ou provinciale, ainsi qu'au référendum de 1995 où le "oui" et le "non", cette fois, ont terminé pratiquement ex-aequo.  Il m'est arrivé de voter Rhinocéros, par dérision, ou d'annuler mon vote en faisant des croix partout, par mesure de protestation -- surtout au fédéral, avant l'avènement du Bloc québécois.  Au provincial, je suis resté généralement fidèle au PQ, même si j'ai voté Québec solidaire la dernière fois.  Je crois toujours à l'indépendance, et je suis plus que jamais convaincu de sa nécessité pour garantir la pérennité de la seule culture française qui ait des chances réelles de survivre à longue échéance en Amérique du Nord -- avec toutes mes excuses à mes amis acadiens et franco-ontariens, qui ne seraient évidemment pas d'accord avec moi, mais qui n'ont pas la force du nombre et qui, je le crains, se bercent d'illusions.  Le "bilinguisme" canadien, qui a connu son heure de gloire sous le régime libéral de Trudeau, fait de plus en plus figure de coquille vide et de voeu pieux, et ce n'est pas sous le règne de Harper que la situation va aller en s'améliorant, malgré ses belles promesses et sa bouche en coeur.

    Mon flirt avec les communistes n'a pas duré longtemps.  À l'université, j'ai découvert les grands penseurs de l'anarchisme -- Proudhon, Bakounine, Max Stirner, Malatesta, Kropotkine -- et j'ai trouvé en eux une vision généreuse de l'humanité qui rejoignait mes convictions profondes.  Partant d'un noble sentiment, le communisme débouchait sur des régimes totalitaires; il y avait là un vice de forme auquel l'anarchisme, dans son refus de l'autorité, permettait d'échapper.  À ce jour, je demeure fidèle à cet idéal, comme à celui de l'indépendance du Québec.

    Néanmoins, la vie s'est chargée de m'apprendre qu'il y a tout un monde entre l'idéal et la réalité.  Si l'indépendance demeure un rêve réalisable, fût-ce sous une forme plus ou moins atténuée, l'anarchisme comme régime politique et social ne deviendra possible que le jour où l'humanité sera véritablement adulte, libérée de son infantilisme et de ses névroses, lorsque chacun sera capable de se gouverner lui-même avec sagesse et discernement.  Je crois que cette humanité-là existera dans l'avenir, mais nous ne serons certainement plus là pour assister à son avènement.

    En attendant, la social-démocratie, qui allie à la démocratie élective d'inspiration libérale la vision généreuse et le sens du partage propres au socialisme, m'apparaît comme un moindre mal.  Dans cette perspective, je ne suis pas mécontent d'assister à la montée du Nouveau parti démocratique (NPD) dans la présente campagne électorale, même si elle est largement tributaire de la personnalité de son chef, le sympathique Jack Layton.  Que la social-démocratie redevienne une option légitime pour une part appréciable de l'électorat canadien, voilà qui est particulièrement réjouissant, dans un contexte où le pays est gouverné par un parti d'extrême droite au chef autoritaire et antidémocrate.

    Toutefois, je m'inquiète de la chute concomitante du Bloc québécois, qui fait pourtant un excellent travail, depuis vingt ans, comme défenseur des intérêts du Québec à Ottawa.  Le Québec, qui n'a pas signé la constitution de 1982, ne pourra pas rester éternellement assis entre deux chaises; tôt ou tard, il faudra trancher.  En attendant, il m'apparaît essentiel de maintenir une forte présence souverainiste québécoise au gouvernement fédéral; une présence dans l'opposition, certes, mais qui ne nous a pas si mal servis jusqu'à présent.  Ne nous leurrons pas : dans la meilleure des hypothèses, le NPD ravira quelques circonscriptions au Bloc et formera l'opposition officielle face à un gouvernement conservateur minoritaire, et la voix du Québec noyée dans la mosaïque canadienne, s'en trouvera forcément affaiblie.  Dans le pire des cas, le NPD balaiera le Québec et formera l'opposition officielle d'un gouvernement Harper majoritaire, ce qui aura pour effet de bâillonner complètement le Québec sur la scène fédérale.  Quant à voir Jack Layton devenir le prochain Premier ministre du Canada... il y a longtemps que j'ai cessé de croire au Père Noël.

    Je ne me fais pas d'illusions : le droit de vote est un droit dérisoire, surtout dans le régime parlementaire suranné qui est le nôtre.  Mais c'est le seul pouvoir que nous possédons; tâchons au moins de l'exercer, en attendant mieux -- par exemple, l'introduction d'un élément de proportionnalité dans les scrutins futurs, pour donner plus de poids à nos votes.  Chose certaine, ce n'est pas en renonçant à voter que nous favoriserons l'avancement de la démocratie.

    L'enjeu de la présente campagne est crucial.  Nous subissons depuis plus de cinq ans un Premier ministre autoritaire, ennemi déclaré de la culture et de l'écologie, qui fuit les médias et cultive le secret, et qui prône à la fois, paradoxalement, la réduction de l'appareil d'État (lire de la réglementation environnementale, des institutions culturelles et des programmes sociaux) et une conception musclée de l'État comme outil de répression et de contrôle social.  Si Stephen Harper remporte son pari et obtient finalement la majorité dont il rêve, il aura les coudées franches pour mettre de l'avant son véritable programme.

    On peut alors s'attendre à de douloureuses remises en question du droit des femmes à l'avortement libre et gratuit, des mesures d'équité salariale et de discrimination positive, du mariage entre conjoints du même sexe, des droits des travailleurs, y compris le droit de se syndiquer.  Nous assisterons, impuissants, à la privatisatioin ou au démantèlement pur et simple de Radio-Canada, de Téléfilm Canada, de l'Office national du film et autres fleurons de la culture canadienne qui ont permis à tant de créateurs québécois de s'épanouir; à l'abolition de la Loi sur les langues officielles et des mesures de protection du français hors Québec; au durcissement des lois criminelles et des peines de prison, et au retour probable de la peine de mort.

    Dans ces circonstances, voter ne m'a jamais paru plus important.  Voter contre Harper et sa bande de béni-oui-oui est un devoir de salubrité publique.  Il faut, à tout prix, empêcher cet homme dangereux d'exercer le pouvoir absolu dont il rêve.  Voter contre le Parti conservateur pour préserver ce qu'il reste de la social-démocratie des "Trente glorieuses" (1945-1974), tout ce pour quoi nos pères et nos mères ont lutté et travaillé d'arrache-pied.  Voter Bloc, NPD, Libéral, mais voter.


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  • La cause est entendue : Bertrand Cantat ne pourra pas se produire sur la scène du TNM en 2012, puisque les lois du pays l'interdisent.  Au Canada, tout ressortissant étranger qui a été condamné pour un crime passible, selon les lois canadiennes, de dix ans d'emprisonnement ou plus, même dans un autre pays, est interdit de séjour pendant les dix années suivant la fin de sa peine.  Le rocker français aurait pu bénéficier d'une dérogation, dans les circonstances; mais aucun ministre de l'Immigration ne prendra le risque d'aller à l'encontre d'une opinion majoritaire à plus de 80 p. 100 (selon le sondage publié hier dans La Presse).  Toute cette affaire n'aura été, en fin de compte, qu'une immense tempête dans un verre d'eau.

    Il s'est dit et écrit tellement d'âneries, ces derniers jours, que j'éprouve le besoin de préciser quelque peu ma pensée pour ne pas ajouter à la connerie ambiante.

    D'abord, quand j'ai écrit que j'irais volontiers applaudir Bertrand Cantat au TNM l'an prochain, c'était une façon de parler et, je l'avoue, une petite provocation de ma part.  Car en réalité, le TNM n'a jamais annoncé un spectacle de Cantat, ou dans lequel Cantat tiendrait la vedette : il s'agissait d'une production théâtrale à laquelle il devait participer dans les choeurs, en tant que musicien.  Par conséquent, ce sont tous les artisans de cette production que je me promettais d'applaudir -- dont Cantat, dans l'emploi relativement modeste qui devait être le sien.

    À lire et à entendre la majorité des commentaires formulés sur cette affaire, on pouvait croire que le TNM avait déroulé le tapis rouge pour Bertrand Cantat, lui avait confié tous les premiers rôles masculins de toutes ses productions, avait placé la totalité de sa saison du soixantième anniversaire sous son patronage exclusif.  Si bien que sa minuscule participation au tout dernier spectacle à l'affiche a éclipsé tout le reste, relégué à l'arrière-plan les oeuvres, les créateurs, les interprètes qui composent l'ensemble de cette saison théâtrale -- y compris Des femmes, le spectacle de Wajdi Mouawad (et non de Bertrand Cantat) sur des textes de Sophocle (et non Cantat) auquel il devait être associé.

    On est allé jusqu'à menacer (et même promettre, dans certains cas) de boycotter la prochaine saison du TNM au complet, ce qui est proprement absurde: pourquoi punir autant d'artistes de grand talent pour les choix artistiques d'un seul de leurs pairs?  J'en déduis que ces braves gens vont au théâtre pour s'y faire voir, non par amour de l'art.

    Qu'on ait quelque répugnance à voir Bertrand Cantat sur une scène, fût-ce dans un rôle effacé, je le conçois aisément; mais en quoi cela touche-t-il les autres productions de la saison, dans lesquelles il n'apparaît pas et auxquelles il n'est associé d'aucune façon?  Chaque production théâtrale est en soi une entreprise unique, autonome, indépendante.  Un Réjean Ducharme mis en scène par Dominic Champagne ou un Shakespeare revisité par Denis Marleau ne me paraissent pas moins prometteurs du seul fait qu'ils sont programmés dans la même saison qu'un spectacle de Wajdi Mouawad sur des textes de Sophocle avec, accessoirement, la participation de Cantat.

    C'est injuste et puéril de s'en prendre ainsi à des artistes qui n'ont absolument rien fait pour mériter un pareil traitement; cela trahit une profonde méconnaissance de la pratique théâtrale et des conditions dans lesquelles elle se vit au Québec.  Les artistes et artisans du théâtre québécois subsistent dans une précarité dont le grand public n'a généralement pas conscience et tiennent leur art à bout de bras, trop souvent avec trois bouts de ficelle.  Les chances de se produire dans une grande institution comme le TNM, c'est-à-dire dans des conditions favorables et avec un budget conséquent, sont d'autant plus précieuses qu'elles sont extrêmement rares dans la vie d'un metteur en scène ou d'un comédien.  La plupart du temps, ces artistes oeuvrent sans filet, bricolant leurs productions avec des budgets ridicules et des cachets à l'avenant.  Dans cette perspective, vouloir les priver d'une présence au TNM pour les punir d'une décision à laquelle ils n'ont pris aucune part et qui ne les concerne en rien, c'est tout simplement ignoble.

    Certes, on n'en est pas à un amalgame près dans cette pénible affaire.  Plus ignoble encore : j'ai lu et entendu à maintes reprises que défendre le droit de Cantat à se produire sur une scène ou le droit de Wajdi Mouawad à l'inclure dans son spectacle, ou celui du TNM à présenter ce spectacle, c'était cautionner le crime et, par le fait même, se rendre complice du meurtre de Marie Trintignant.  Pour ma part, il me semble avoir assez exprimé toute l'horreur que m'inspire cette tragédie pour qu'on n'aille pas me soupçonner d'endosser la monstrueuse explosion de violence qui a coûté la vie à cette pauvre femme.  Je l'ai dit et je le répète : rien ne pourra jamais effacer cette tache effroyable que Bertrand Cantat devra porter sur son front jusqu'à la fin de ses jours.  Et je récuse avec la dernière énergie toute accusation de complicité par association.

    Ce matin, le grand acteur français Jean-Louis Trintignant, père de Marie, a annoncé qu'il se retirait de la prochaine édition du Festival d'Avignon pour protester contre la présence de Bertrand Cantat sur scène, dans le spectacle même de Wajdi Mouawad qui fait couler tant de salive et d'encre chez nous cette semaine.  Voilà un homme qui est plus justifié que quiconque de s'exprimer sur la question; devant la douleur et l'indignation de ce père éploré, on ne peut que s'incliner.  Si j'étais Cantat, je renoncerais à me présenter en Avignon et j'offrirais mes plus plates excuses à Monsieur Trintignant, non pour la mort de Marie -- cela est à jamais inexcusable -- mais pour avoir commis un impair en acceptant de prendre part à un festival qui devait l'accueillir aussi.

    Dieu merci, je ne suis pas Bertrand Cantat, et je n'ai aucun moyen de connaître les sentiments qui l'animent ni ses motivations profondes.  Je suis sûr d'une chose, cependant : il ne correspond pas à la caricature d'assassin "de sang froid" qu'on a voulu faire de lui.  Si atroce qu'ait pu être son crime, c'est arrivé dans un moment d'intense passion, de folie aggravée par la consommation d'alcool et de drogue, sans préméditation aucune et sans intention de tuer.  Il ne s'est pas levé un beau matin en se disant : "Tiens, je n'ai rien de spécial à faire aujourd'hui : si je massacrais ma blonde à coups de poings, ça pourrait être drôle!"  Ce qui s'est passé exactement dans cette chambre d'hôtel cette nuit-là, deux personnes seulement auraient pu nous le dire; mais l'une d'elles est morte, et l'autre est condamné à vivre avec ses fantômes et ses remords.  Il doit être l'homme le plus seul au monde, aujourd'hui; chose certaine, je ne voudrais pas avoir à marcher dans ses pas.

    Comme j'envie tous ces gens parfaits qui n'ont jamais commis d'erreurs et n'en feront pas davantage dans l'avenir!  Ceux qui me connaissent savent que je suis résolument pacifiste, allergique à toute forme de violence et même un peu peureux.  J'ai pourtant vécu l'abominable descente aux enfers du couple qui se délite et j'avoue qu'il m'est alors arrivé, parfois, de songer que ça risquait de très mal finir pour elle ou pour moi (c'aurait très bien pu être moi, la victime, d'ailleurs)...  Bien sûr, nous avons eu assez de bon sens pour nous séparer avant d'en venir aux mains; mais c'est le genre d'expériences qui m'incitent à mettre de l'eau dans mon vin quand il s'agit de juger les actes de mes semblables.  Plus jeune, il m'est aussi arrivé de prendre le volant avec les facultés affaiblies.  Je ne fais plus ça depuis longtemps, mais je tremble en songeant que j'aurais pu tuer quelqu'un en pareilles circonstances.  Ce serait moi, alors, l'assassin bourrelé de remords et à jamais stigmatisé par mes semblables.  C'est que, voyez-vous, je suis un être profondément irrationnel et il m'arrive assez souvent de me tromper.  Bref, je suis humain.

    Je ne connais pas, non plus, les motivations de Wajdi Mouawad; mais je soupçonne, comme je l'ai écrit dans mon billet précédent, qu'il a voulu, en tendant la main à Cantat, provoquer un débat sur la réhabilitation des repris de justice dans notre société.  Mouawad n'est pas un "entertainer"; il ne fait pas du théâtre pour divertir et rassurer les bien-pensants.  Il cultive l'inconfort du public, suscite les discussions et ne craint pas de soulever des questions délicates ou douloureuses; c'est précisément pour cela qu'il est irremplaçable et indispensable.  On adhère ou pas à cet univers, mais on n'y entre pas sans peine... et l'on n'en ressort pas indemne.

    Si telle était son intention, il peut dire "mission accomplie".  Les masques sont tombés, la meute s'est déchaînée, le verdict est entendu : coupables, archi-coupables, tous autant qu'ils sont -- Cantat, ceux qui l'emploient et ceux qui défendent son droit de continuer à respirer.  Qu'on puisse s'opposer à l'apparition sur scène du rocker maudit, je le comprends fort bien; qu'on se refuse à aller l'applaudir, cela m'apparaît parfaitement légitime.  Mais qu'on refasse son procès sur la place publique, qu'on cède à l'hystérie collective en cherchant à éclabousser quiconque se refuse à hurler avec les loups, qu'on veuille crucifier tant de monde avec lui, voilà qui m'apparaît plus effroyable que tout.  C'est pour cela que j'ai parlé de "meute" : on se croirait à Salem au temps de la chasse aux sorcières, en Occitanie au temps de la croisade contre les Albigeois.

    J'ai peur de cette meute parce qu'elle se manifeste de plus en plus souvent, avec de plus en plus de virulence.  Elle nous prépare des lendemains qui déchantent.  Il y a, dans nos sociétés, une tentation de l'intolérance, une dérive totalitaire terriblement dangereuse qui, si l'on n'y prend garde, nous mènera tout droit vers un nouvel enfer nazi.  Qu'on ne s'y trompe pas : ce qui s'affronte, ici, c'est l'humanisme des Lumières contre les forces obscurantistes de la terreur et de la répression.  La question est de savoir si nous voulons vivre dans une société ouverte, généreuse, qui accorde des chances égales à tous et où chacun a la possibilité de racheter ses fautes, même les plus terribles, ou si nous préférons subir un perpétuel climat de suspicion et de vengeance, sous couvert de loi et d'ordre, au nom d'une sécurité illusoire.  De la réponse à cette question dépend l'avenir de notre civilisation.

    Je ne renie rien de ce que j'ai écrit mais, en toute franchise, je ne sais pas si c'était une bonne ou une mauvaise idée d'inviter Bertrand Cantat à prendre part à ce spectacle.  Peut-être était-ce prématuré, après tout; il est clair que cela a heurté bien des sensibilités, pour de bonnes, de moins bonnes et de mauvaises raisons.  Néanmoins, il ne fait aucun doute dans mon esprit que ça n'aura pas été en vain.  Comme puissant révélateur de l'état d'une société, j'ai rarement vu mieux.


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  • C'est un immense artiste; cela, personne ne peut le contester.  Un poète; un musicien; un rocker d'exception.  Dans l'histoire du rock français, il y a Gainsbourg, Bashung et lui.

    Lui, c'est Bertrand Cantat, auteur-compositeur et interprète à la tête de Noir Désir, le groupe le plus important que le rock français ait engendré.  J'ai suivi la carrière de cette formation depuis ses premiers balbutiements, au début des années 1980, jusqu'à son dernier album, le magnifique Des visages des figures, paru en 2001.  J'ose le dire, j'étais un fan fini de Noir Désir et de son chanteur, le parolier et rocker français le plus pertinent et électrisant des années 1987-1996.

    Puis, par un jour gris de fin juillet 2003, survint le terrible drame de Vilnius : Bertrand Cantat avait tué à coups de poings sa compagne, la délicieuse actrice française Marie Trintignant, dans un sordide hôtel lithuanien, au bout d'une nuit de coke, de beuverie, de violence et de folie.  J'étais aussi consterné que si un dieu tombé du ciel s'était écrasé et désintégré devant moi.  J'étais si bouleversé, en fait, que malgré ma vive admiration pour Noir Désir, j'ai été incapable d'écouter les albums du groupe pendant de longues années.

    Entre l'artiste que j'idolâtrais et l'assassin qui croupissait en prison, la dichotomie était trop forte et je me refusais à essayer de concilier ces deux faces du même homme.  Chaque fois que je pensais à Cantat, le visage tuméfié de Marie Trintignant se superposait au sien dans mon esprit et j'en éprouvais des haut-le-coeur.

    Je ne conçois pas qu'un homme puisse agresser physiquement une femme, que ce soit pour la frapper ou pour la violer.  C'est à mes yeux un acte d'une lâcheté sans nom.

    Le couple Cantat-Trintignant prenait beaucoup de coke, paraît-il; en cette nuit funeste, on dit qu'ils en avaient consommé une grande quantité.  La cocaïne est probablement la plus terrible de toutes les drogues: elle crée très rapidement une forte dépendance et elle rend fou à brève échéance.  C'est la drogue préférée des timorés, des "mal dans leur peau", parce qu'elle procure un sentiment de puissance et d'invulnérabilité.  Au mieux, elle fera de vous un être bavard, condescendant, péremptoire et bête; au pire, elle peut vous transformer en un criminel sans scrupules, capable de tuer pour un gramme de poudre... ou pour les moyens de s'en procurer.

    J'ai des amis qui ont tout perdu en devenant esclaves de la coke; quelques-uns y ont même laissé leur vie.  J'ai vu de brillants esprits devenir des épaves infréquentables, uniquement occupés à vous extorquer l'argent de leur prochaine dose.  J'ai vu des garçons doux comme des agneaux se muer en véritables bombes d'agressivité, les poings brandis à tout propos, complètement paranoïaques.

    Ce n'est pas une excuse, mais c'est sans doute une explication : la cocaïne a fort probablement joué un rôle majeur dans le drame de Vilnius.  Ça ne justifie nullement le crime de Bertrand Cantat, mais il me semble que ça l'atténue quelque peu...  Surtout s'il a eu le bon sens, depuis, de se désintoxiquer et de renoncer à tout jamais à cette substance maudite.

    Je n'ignore pas, non plus, qu'il existe des relations toxiques, des couples passionnément amoureux qui s'enfoncent peu à peu dans une spirale de ressentiment et de haine pouvant mener jusqu'au drame, jusqu'à l'irréparable.  Il n'est besoin, pour s'en convaincre, que de lire les faits divers des journaux.  De l'amour à la guerre, il n'y a quelquefois qu'un tout petit pas à franchir.  Cette mécanique est très bien décrite dans War of the Roses, l'excellente comédie noire de Danny DeVito; le film le plus dur qu'il m'ait été donné de voir sur le désamour et l'enfer conjugal.  Marie Trintignant et Bertrand Cantat vivaient-ils une relation de ce genre?  C'est fort possible et là encore, si ça n'excuse rien, ça pourrait expliquer bien des choses.

    Cependant, j'avais beau me faire ces réflexions, je n'arrivais pas à pardonner son geste à Cantat ni à réécouter les disques de Noir Désir.  Comme admirateur de son oeuvre, je me sentais souillé; trahi.  Les paroles de "Tostaky" me revenaient en tête : "nous survolons des villes / (des) autoroutes en friche / diagonales perdues / et des droites au hasard / des femmes sans visage / à l'atterrissage / soyons désinvoltes / n'ayons l'air de rien..."  Et je me disais qu'il n'était plus possible d'être désinvolte après ce qui s'était passé; que lui-même ne pourrait plus jamais "avoir l'air de rien", qu'il allait devoir porter jusqu'au bout les stigmates de cette nuit d'horreur.

    Certes, il ne faut pas confondre l'oeuvre et l'homme; sans quoi on ne lirait plus des chefs-d'oeuvre comme le Voyage au bout de la nuit, parce que Céline était un antisémite notoire en plein cauchemar nazi (ce qui prouve qu'on peut être à la fois un génie et un sale con), ni même les merveilleuses ballades de François Villon, lequel a mené une vie de criminel et vraisemblablement d'assassin.  Et que dire de William Burroughs qui a tué sa femme d'une balle dans la tête, par jeu, un soir de beuverie et de défonce?  Ou encore de Phil Spector, génial producteur, compositeur et arrangeur mais esprit perturbé, qui a maintes fois pointé son revolver sur des artistes en studio et qui purge d'ailleurs une sentence à vie pour meurtre?  Les succès des Crystals et des Ronettes n'en sont pas moins sublimes pour autant, même si ce dément battait ses chanteuses et terrorisait son entourage.

    Bertrand Cantat ne m'a jamais donné l'impression d'être un psychopathe à la Phil Spector.  Je voyais plutôt en lui un malheureux qui avait succombé à ses démons et dérapé, comme cela peut arriver à n'importe qui ou presque.  Car après tout, il est bien évident qu'il n'avait pas l'intention de tuer sa compagne en cette nuit fatidique et qu'en ce sens, on peut raisonnablement parler d'un accident.  Oui, c'est un malheureux, désormais condamné à vivre avec le chagrin, la honte, le remords, sous les regards éternellement réprobateurs de ses contemporains.  Une punition d'autant plus lourde qu'il s'agit là d'une personnalité publique dont les moindres gestes sont scrutés à la loupe, commentés, médiatisés.  Et même si je n'arrivais toujours pas à surmonter le blocage qui m'interdisait de réécouter ses chansons, je ne pouvais m'empêcher de ressentir une certaine compassion pour l'idole déchue.  Sans oublier toutefois, bien entendu, que la première victime, dans cette pénible affaire, était la pauvre Marie Trintignant.

    Même si le temps n'efface rien, il atténue tout, et je ne pensais plus guère à Cantat ni à cette triste histoire que de loin en loin... jusqu'au début de cette semaine, alors que le Théâtre du Nouveau Monde a dévoilé sa programmation pour la saison 2011-2012.  Une saison qui se conclut avec le "cycle des femmes" de Sophocle -- Les Trachiniennes, Électre et Antigone -- dans une mise en scène de Wajdi Mouawad, avec la participation de Bertrand Cantat en personne, non seulement à la composition musicale mais aussi sur scène!  Je reconnais bien là le génie de la provocation de Mouawad; je me demande toutefois s'il s'attendait à susciter autant de remous, en l'occurrence?  Parions que oui.

    Dans les heures qui ont suivi cette annonce, la meute s'est réveillée, hideuse comme toujours, assoiffée de sang.  La meute des bien-pensants éternellement en quête de boucs émissaires et d'agneaux sacrificiels.  La meute qui traque le Juif sous les nazis et le collabo après la libération.  La meute qui s'ennuie bien, au fond, du bon vieux temps où les exécutions étaient publiques -- et fréquentes, qu'on se divertisse un peu!  La meute qui ne croit pas à la réhabilitation, qui se fiche des circonstances, qui condamne sans savoir et tue sans réfléchir.  La meute tapie sous le fragile vernis de civilisation qui menace constamment de craquer.  La meute des pogroms, des nuits de cristal et des lynchages collectifs.  La meute humaine, mille fois plus redoutable que les loups.

    La présence éventuelle de Bertrand Cantat sur la scène du TNM en 2012 déclenche une telle levée de boucliers, en ce moment, que j'en ai le tournis.  C'est à qui lancera la pierre à Cantat; à qui vouera aux gémonies Wajdi Mouawad, le TNM et sa directrice artistique, Lorraine Pintal, pour avoir invité le sulfureux rocker.  C'est juste si l'on n'accuse pas tout ce beau monde d'encourager la violence faite aux femmes, voire de complicité après le fait.  Pour un peu, on les enfermerait tous ensemble dans un cachot et on jetterait la clé.

    Rien ne peut effacer les actions passées de Bertrand Cantat ni, malheureusement, ramener à la vie Marie Trintignant.  Cependant, il a purgé sa peine de prison et si la justice carcérale a encore un sens, il doit avoir le droit de se réhabiliter et de réintégrer la société comme n'importe quel quidam dans sa situation.  Il se trouve simplement qu'il n'est pas plombier, avoué de notaire ou technicien de surface, mais auteur-compositeur et interprète.  Il ne peut se réhabiliter que sous les projecteurs, exposé au jugement du public; c'est dans la nature même du métier qu'il exerce.  Qu'importe : pour la meute, il ne sera jamais assez puni, n'aura jamais fini de payer et, dans le fond, ne mérite pas vraiment d'exister.  Que ne s'est-il pendu dans sa cellule, n'est-ce pas!  Bande d'hypocrites qui se récusent dès qu'on leur parle de rétablir la peine de mort...

    La violence de la meute ne me répugne pas moins que celle de trop d'hommes à l'endroit des femmes; pour être plus cachée, elle n'en est pas moins hideuse et peut faire bien plus de dégâts -- parlez-en aux survivants des camps de la mort nazis.  Or, les jappements de cette meute ont eu sur moi un curieux effet : j'ai ressorti mes disques de Noir Désir.  Veuillez rendre l'âme (à qui elle appartient), Tostaky, 666.667 Club...  Ces albums n'ont pas pris une ride; j'y ai retrouvé, intacts, le lyrisme, l'urgence et la pertinence d'autrefois.

    Au fond, je devrais plutôt remercier la meute : elle m'a guéri de mon blocage et m'a permis de renouer avec un artiste d'exception.  Un artiste que j'aurai plaisir à aller applaudir sur la scène du TNM, l'an prochain, si l'occasion m'en est donnée.  Je n'applaudirai pas le meurtrier de Marie Trintignant (ce que les gens peuvent être bêtes, à tout mélanger de la sorte!) mais bien le formidable chanteur, le parolier et musicien inspiré à qui je dois tant d'émotions artistiques et d'instants inoubliables.  De même, je ne songe pas constamment à l'antisémitisme de Céline quand je lis ses oeuvres, pas plus qu'à l'instrumentalisation de Wagner par les nazis quand j'écoute Lohengrin.

    Si le mot "réhabilitation" veut dire quelque chose, Bertrand Cantat participera l'an prochain, à Montréal, à un fabuleux spectacle, mis en scène par un authentique génie du théâtre actuel, qui tendra la main, à vingt-quatre siècles de distance, à des femmes qui se révoltent contre leur condition et exigent leur place au soleil.  À la réflexion, le chanteur ne pouvait mieux choisir les circonstances de son retour sur scène... pourvu que la meute déchaînée lui en laisse finalement le loisir.

    Hélas, rien n'est moins sûr : depuis l'aube de l'humanité, la meute gagne plus souvent qu'elle ne perd, comme en témoigne le long sillage sanglant qu'elle a laissé derrière elle au fil de l'histoire.  Ceux et celles qui ont le courage de l'affronter malgré tout n'en ont que plus de mérite à mes yeux.

     


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  • "La finalité n'est pas d'équilibrer le budget, c'est d'être heureux comme peuple. (...) Je suis devenu le ministre du Bonheur." - Raymond Bachand, ministre des Finances du Québec.

    Un ministère du Bonheur, à présent.  On se croirait dans 1984 d'Orwell.

    Chose certaine, le ministre Bachand n'aura pas fait beaucoup d'heureux parmi les étudiants avec ses hausses de frais de scolarité.  Mais qu'importe, au fond, puisque la "finalité" est que nous soyons tous "heureux"!  Voilà qui est habile de la part du ministre : que peut-on y trouver à redire?  Qui serait assez bête, en effet, pour s'opposer au bonheur?  Ce serait du plus haut ridicule.  Ce serait même pire : une hérésie.

    Je suis tout juste assez vieux pour avoir connu, dans mon enfance, une société encore dominée par l'Église catholique, où la messe du dimanche était obligatoire tout autant que les sacrements - baptême, confesse, profession de foi, communion, confirmation, mariage, extrême-onction, funérailles.  La vie du catholique était soigneusement balisée et avait pour but, en gros, de "gagner son ciel" - son paradis.  En résumé, il s'agissait de souffrir "ici-bas" pour espérer atteindre à la félicité suprême "dans l'au-delà".  Quant à savoir si l'on était vraiment digne d'entrer dans ce Jardin des Délices, Dieu seul pouvait en décider.  Et Dieu était partout, y compris dans la devise des États-Unis : "In God We Trust."

    Cependant, les pères fondateurs des États-Unis d'Amérique n'étaient pas si bêtes : ils avaient bien compris que pour créer un nouveau monde, ils avaient besoin d'une nouvelle religion.  C'est pourquoi ils ont inscrit dans la constitution de leur pays le droit à la "quête du bonheur" - The Pursuit of Happiness.

    Le bonheur.  Le nouveau jardin d'Éden.  Un paradis qui n'est plus une vague promesse, mais une tentation bien réelle et immédiate.  À quoi bon, en effet, "gagner son ciel" pour une vie future hautement hypothétique si l'on peut y accéder dès à présent?

    D'une certaine façon, la "quête du bonheur" nous a libérés du joug de la religion.  Elle a rendu possibles la laïcité, la société de consommation, la libéralisation des moeurs, la recherche de gratifications immédiates, le narcissisme contemporain et les réseaux sociaux.  En quelques générations, elle a changé l'humanité en profondeur - plus profondément, en fait, que n'ont jamais osé l'imaginer les communistes les plus optimistes ni les gourous les plus motivés.

    À l'ordre ancien qui commandait de mériter la récompense ultime après la mort par une vie de vertu et de piété s'est substitué ce nouveau commandement, non moins terrifiant : "sois heureux!"  Qui plus est, sois heureux sans tarder, ici et maintenant, de peur de mourir avant d'avoir goûté au bonheur.  Terrible injonction que celle qui impose, sans préparation, un état de béatitude permanente pour lequel on se sent si peu fait!

    Le bonheur est le nouvel idéal; le saint Graal de la nouvelle religion.  Bien qu'il soit par nature indéfinissable, chacun croit savoir à peu près à quoi il correspond.  C'est très mal vu, de nos jours, de s'avouer malheureux ou de bouder son bonheur.  Car le bonheur est accessible à tous, en vente sous toutes les formes et à tous les prix.  Même les pauvres ont leur Wal-Mart et leur Dollarama pour s'offrir du bonheur les jours de cafard.  Pour être malheureux, il faut vraiment y mettre de la mauvaise volonté.

    J'ai cru au bonheur comme j'avais cru au paradis.  Je l'ai cherché longtemps, assidûment, passionnément.  En tremblant de n'être pas doué, peut-être, pour manier ce sésame qui semblait donner tout son sens à la vie moderne.  En maudissant le destin de m'avoir privé de la "vocation du bonheur", cette faculté d'oublier les chagrins de l'existence et les horreurs du monde pour m'immerger dans la pure extase.

    En fin de compte, je n'ai connu du bonheur que des moments fugaces.  Des jours et des soirées en famille ou entre amis, des émotions vraies, des repas sublimes et des vins qui transcendent la vigne, des instants de complicité avec ma fille adorée, des idylles qui ne sont jamais faites pour durer mais qui vous font toucher un moment d'éternité.

    J'en conclus que le bonheur ne peut pas être une destination, une finalité, un but en soi.  Il ne peut être, au mieux, qu'un soulagement entre deux périodes de torture; une paix de l'esprit agréable mais éphémère.  Le plus grand malheur des hommes, à notre époque, c'est qu'on les force à un constant bonheur.  Un bonheur piège qui vous maintient sous la dépendance d'une consommation effrénée, dans une spirale d'endettement sans fin.  Le totalitarisme ultime : "soyez heureux!"  Par décret du ministère des Phynances, comme dans le Père Ubu d'Alfred Jarry.  Le ministère du Bonheur.  Ne cherchez plus : on l'a trouvé pour vous.

    Pour moi, je revendique des fleuves de larmes, de longs cris de rage impuissante et des râles d'agonie.


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