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Je fais partie de la génération X – c’est-à-dire, grosso modo, des enfants nés entre 1960 et 1975, trop jeunes pour avoir participé activement aux grands mouvements de contestation des années 1960 et 1970, et trop vieux pour avoir baigné dès leur plus tendre enfance dans le postmodernisme techno qui caractérise l’époque actuelle. Ou encore, pour dire les choses autrement, trop jeunes pour avoir pu profiter de la prospérité économique des « trente glorieuses » (1945-1974) et trop vieux pour espérer bénéficier de la pénurie de main-d’œuvre qui se profile à l’horizon.
J’appartiens à la génération des éternels pigistes; des laissés-pour-compte de l’histoire.
Avant que l’on aille me faire un mauvais procès, je précise tout de suite deux choses. La première est que, malgré ma condition de pigiste, je n’adhère pas du tout à l’antisyndicalisme ambiant; en fait, mon vœu le plus cher est de pouvoir me joindre à un syndicat qui défendrait mes intérêts et mes droits ainsi que ceux de mes pairs. Pourtant, Dieu sait que ma génération n’a pas été gâtée par les syndicats en place, qui l’ont forcée, dans les années 1980, à avaler les infâmes clauses « orphelin », instaurant de facto deux classes de travailleurs – ceux que les conventions collectives protégeaient et les « nouveaux venus », plus ou moins livrés à eux-mêmes face au patronat. Ces clauses, je les dénonçais déjà comme génocidaires à l’époque, ne suscitant alors, de la part des représentants syndicaux, que des haussements d’épaules ou des rires gênés. Ce sont elles, pourtant, qui ont plus ou moins exclu ma génération du monde du travail syndiqué et nous ont forcés à devenir pigistes. Néanmoins, bien que les syndicats soient hautement perfectibles, ils m’apparaissent à ce jour comme le seul rempart vraiment solide dont disposent les travailleurs pour se prémunir contre l’exploitation capitaliste effrénée. Je me suis senti trahi, jusqu’à un certain point, par les dirigeants syndicaux de la génération qui avait précédé la mienne, mais cela ne m’incite nullement à remettre en question le principe du syndicalisme dans son essence – ni même la formule Rand, indispensable à la survie des syndicats chez nous. J’ai aussi vu, au hasard de mes pérégrinations sur le marché du travail, ce que c’est que d’être un employé non-syndiqué, et c’est un sort que je ne souhaite à personne, pas même à mon pire ennemi.
La deuxième précision que je tenais à apporter est qu’en dépit de ce qui précède, je ne suis pas de ceux qui dénoncent les baby-boomers tous azimuts en les accusant de tous les maux de la terre. Loin de moi cette pensée! Le baby-boom, selon certains démographes, j’en fais aussi partie, étant né avant 1965 (il règne un certain « flou artistique » dans la définition des générations successives au 20e siècle). Et même si je revendique haut et fort mon appartenance à la génération X, dont j’ai partagé le sort peu enviable et les désillusions, je suis aussi un grand admirateur de la « génération lyrique » qui a profondément transformé nos sociétés dans les années 1960, inventant de nouvelles formes de contestation dans une explosion de créativité sans précédent. Bien que cette tentative générationnelle de « changer la vie », selon la formule de Rimbaud, ait largement échoué, il en est tout de même resté quelque chose – un « quelque chose » sur quoi nous pouvons maintenant appuyer nos luttes et nos revendications. La notion de « contre-culture » s’est répandue dans les années 1960; sans cesse récupérée, digérée et commercialisée par le système dominant, elle n’en renaît pas moins chaque fois de ses cendres sous des formes diverses – punk, grunge, hip-hop – canalisant les forces vives d’une jeunesse en mal de repères dans une perspective révolutionnaire. Tout cela, nous le devons indirectement aux baby-boomers, et c’est une dette qu’on aurait tort de prendre à la légère. Quant au grief qui leur est souvent fait d’avoir accaparé « toute la place » sur le marché du travail avant que nous n’ayons pu y accéder à notre tour, comment peut-on leur en faire reproche! Quand je suis arrivé à l’âge adulte, au début des années 1980, les baby-boomers avaient, pour la plupart, entre 25 et 35 ans : auraient-ils dû prendre une retraite prématurée pour nous céder leur place? Il étaient fort nombreux, certes, mais n’étaient pas plus que nous responsables des aléas de la démographie, non plus que des fluctuations de l’économie qui a subi de plein fouet, à cette époque, l’avènement du néolibéralisme mondial, à la remorque du thatchérisme et du reaganisme. Ma génération a été victime des circonstances, tout simplement; il est injuste et vain d’en blâmer les baby-boomers qui, dans leur immense majorité, n’y pouvaient rien.
Ce texte ne sera donc pas une énième variation sur le thème « c’est la faute aux baby-boomers ». Du reste, il m’apparaît absurde de s’en prendre à une génération entière; chaque génération comporte son lot de lâches, d’imbéciles, d’exploiteurs et de salauds, mais aussi, fort heureusement, sa part de lumières, de génies et de personnages exemplaires. Et si les uns comme les autres sont plus nombreux parmi les baby-boomers qu’à d’autres moments de l’histoire, c’est tout simplement parce que cette génération est l’une des plus importantes en nombre jamais vues.
Bien. Que recouvrent, à présent, ces deux syllabes : pigiste? Lorsque j’ai accédé au marché du travail, on nous serinait déjà depuis un moment, à l’université, que l’avenir était à « l’entrepreneurship » (on ne disait pas encore « entrepreneuriat », la francisation du terme est venue plus tard). On ne nous annonçait rien de moins que la fin du marché du travail et des emplois salariés, pour mieux nous vendre l’idée que nous allions devoir, désormais, « créer nos propres emplois »; devenir « notre propre entreprise ». Cette idée ne m’emballait guère, car je ne m’étais jamais imaginé en chef d’entreprise et je ne voyais pas très bien quelle sorte d’emploi j’allais pouvoir créer, moi qui ne savais rien faire de mes dix doigts et n’aspirais qu’à devenir poète et écrivain.
J’ai bien tenté de gagner ma croûte « à la pige » comme écrivain public, mais les contrats étaient trop rares et pas assez payants pour que je puisse sérieusement envisager d’en vivre. J’ai donc dû me tourner vers le marché du travail; mais comme je ne détenais, en tout et pour tout, qu’un diplôme de premier cycle en science politique – même pas un bac – ne débouchant sur aucun travail reconnu, il m’a fallu me contenter d’emplois minables, à temps partiel et au salaire minimum, qui me permettaient à peine de survivre. J’étais un « manœuvre », un « manutentionnaire », corvéable à merci, tout au bas de l’échelle des travailleurs. C’est alors que j’ai été confronté à la précarité des clauses « orphelin » et des emplois non-syndiqués – les pires, malgré tout : avec les syndicats, on avait au moins droit à des pauses de quinze minutes, à des heures supplémentaires et à quelques jours de congé dans l’année.
Entre deux emplois salariés, toujours temporaires et ne me permettant que rarement d’accumuler suffisamment d’heures travaillées pour avoir droit aux prestations d’assurance-chômage, j’en étais réduit à m’inscrire à des agences de placement qui, moyennant finance, me trouvaient des places à la journée – voire à la semaine, avec un peu de chance. Dans ce contexte, on était considéré comme pigiste et c’était, en fait, une forme d’esclavage légalisé à « quatre piastres de l’heure », montant du salaire minimum au Québec entre 1982 et 1985. Quand on obtenait un salaire de 5 $/heure, on se comptait chanceux et on prenait son trou, prêt à accepter toutes les humiliations et toutes les injustices – parce que ce dollar supplémentaire, c’était l’assurance de pouvoir acheter son paquet de pâtes quotidien au lieu de sillonner toute la ville, jour après jour, en quête d’un repas gratuit.
J’ai vite compris qu’être pigiste, c’était être entièrement à la merci d’employeurs – rebaptisés « clients » – qui pouvaient unilatéralement décider de votre rémunération, de vos conditions de travail, de vos horaires (la plupart exigeant une disponibilité absolue, 24 heures par jour, 365 jours par année) et de la durée de votre embauche, sans jamais vous demander votre avis. C’était aussi être exclu du fameux « filet de sécurité sociale » dont nous sommes si fiers au Québec : un pigiste n’a accès ni à l’assurance-chômage, ni à l’aide sociale, ni aux congés de maladie et autres congés payés, ni à aucune autre forme de protection prévue par les lois qui régissent le travail. Quand vous êtes pigiste, vous tombez dans un vide juridique abyssal et ne pouvez compter que sur vous-même.
Après avoir galéré pendant dix ans, vivotant de petits boulots précaires à des salaires de crève-la-faim, j’ai eu la chance de tomber sur un mentor qui, ayant remarqué ma facilité pour le français écrit, m’a appris le métier de traducteur. Dès lors, mon sort s’est grandement amélioré. Je n’étais plus un simple manœuvre; j’étais un professionnel doté d’une compétence suffisamment rare – et en demande – pour être monnayée à la hausse. J’étais passé, en quelque sorte, dans le camp des professions libérales – même si mes revenus feraient hurler de rire un avocat ou un médecin. Financièrement, j’ai accédé aux franges les plus modestes de la « classe moyenne » – pas assez riche pour être propriétaire de ma maison, mais assez pour me payer une petite voiture et un minimum de confort, et pour faire vivre ma fille décemment depuis sa naissance. Et j’ai fini par fonder ma propre entreprise – une entreprise largement fictive, puisque j’en suis à la fois le dirigeant et l’unique employé; mais les règles sont ainsi faites que c’était le seul moyen de ne pas me faire manger tout rond par le fisc. À partir d’un certain seuil de revenus, il devient suicidaire de demeurer un simple « travailleur autonome » : voilà comment le système encourage l’entrepreneuriat…
Néanmoins, que je sois considéré comme un « travailleur autonome », un « entrepreneur » ou, plus absurde encore, une « entreprise » à moi tout seul, je demeure essentiellement un pigiste. C’est-à-dire que le « filet de sécurité sociale » se dérobe toujours sous mes pieds et que je n’ai accès ni à l’assurance-chômage, ni à la CSST, ni à aucune autre forme de congés payés ou d’avantages sociaux, quels qu’ils soient. Si je suis malade, c’est à mes dépens; si je prends congé, c’est à mes frais. Je n’ai pas de régime de retraite, aucune marge de manœuvre : en cas de coup dur, je pourrais tout au plus survivre deux ou trois mois avant d’être forcé de déclarer faillite. Les coûts des régimes d’assurance privée sont prohibitifs, bien au-dessus de mes moyens. Il ne me reste qu’à prendre régulièrement mes médicaments contre le diabète et à espérer demeurer en assez bonne santé pour continuer à gagner ma vie jusqu’à mon dernier souffle… c’est là mon seul espoir. Parce que je sais déjà que le jour où mon état de santé ne me permettra plus de travailler, aucun organisme – ni public ni privé – ne volera à mon secours; je n’aurai d’autre recours que les soupes populaires et les œuvres de charité.
En attendant, j’aimerais que des efforts soient faits pour que la société s’adapte un tant soit peu à la réalité des pigistes. Que l’État subventionne l’achat d’équipement, entre autres – quand vous êtes pigiste, vos outils de travail sont entièrement à vos frais. Dans mon cas, par exemple, le bris de mon ordinateur peut être une véritable catastrophe, surtout s’il survient dans une période où je me trouve entre deux contrats et provisoirement désargenté. Ou encore, que les pigistes aient accès à un vrai revenu minimum garanti – ce qui nous éviterait, justement, d’avoir à subir des périodes plus ou moins prolongées sans aucuns revenus, quand le travail vient à manquer ou quand certains clients tardent à payer; car être pigiste, c’est aussi être à la merci des pénuries de travail et des mauvais payeurs. Que les règles soient changées pour empêcher les banques de faire rebondir aussi allègrement les chèques que nous tirons sur nos comptes – je ne sais combien de fois ma caisse populaire a refusé d’honorer un chèque que je n’avais pu couvrir à temps parce que la poste avait tardé plus que de coutume à me livrer ma paie, mais que j’aurais pu aisément couvrir dans les 48 heures ou les 72 heures suivantes. On tient toujours pour acquis que vous disposez d’un revenu régulier qui vous est versé à dates fixes; mais ce n’est pas le cas des pigistes, et un petit retard de deux ou trois jours dans le règlement des factures que vous émettez peut être lourd de conséquences dans vos propres rapports avec vos créanciers.
« J’attends un chèque d’un jour à l’autre » : cette phrase est très mal vue et rares sont les propriétaires – et plus rares encore les compagnies de services publics comme l’électricité, le mazout, le gaz, le téléphone, le câble, l’Internet – qui se laissent infléchir par de telles perspectives d’avenir. Sans parler des banques, déjà mentionnées, et autres compagnies de crédit. Dans ce système, les dates sont fixes, les échéances sont immuables. On a beau vanter l’entrepreneuriat et le travail autonome depuis trente ans, rien n’a encore été fait pour accueillir ces cohortes de travailleurs « autogérés » dans le monde du travail et de la finance. En fait, le régime en place nie purement et simplement la réalité des pigistes et les difficultés particulières auxquelles ils se heurtent. Toutes les règles sont faites exclusivement pour accommoder les travailleurs salariés, ainsi que les membres des professions libérales et les dirigeants d’entreprises qui ressortissent de la tranche supérieure des revenus. Les autres sont carrément exclus du système.
Malgré tout, je n’ai pas trop à me plaindre : tant qu’il y aura une loi sur les langues officielles au Canada, et tant que ma santé me permettra d’offrir un bon rendement à mes clients, mon emploi de traducteur est pratiquement assuré. En dépit de quelques fins de mois difficiles, j’arrive la plupart du temps à joindre les deux bouts et nous n’avons jamais manqué de l’essentiel, ni ma fille ni moi. D’autres n’ont pas cette chance.
Ainsi, j’ai une amie dans la mi-trentaine, mère monoparentale de deux garçons en bas âge dont le dernier est encore un nourrisson, qui vit avec son père et ses fistons dans un logement du quartier Villeray, où elle paie une fortune en loyer – essayez un peu de trouver un logement décent pour quatre personnes à prix raisonnable à Montréal! Bref, cette amie est une cinéaste documentariste de grand talent qui, malgré tous ses efforts, n’arrive pas encore à vivre de son art, même si elle décroche régulièrement des contrats – généralement assez peu lucratifs, il est vrai : d’une part, c’est une jeune femme très engagée et dotée d’un cœur d’or, qui travaille souvent pour un montant symbolique ou même gratuitement, quand la demande vient d’un organisme ou d’une cause qui lui tient à cœur; d’autre part, ceux qui auraient davantage les moyens de payer sont trop souvent réticents à le faire, ne voyant pas ou refusant de voir la somme de compétences, d’heures et d’énergie qu’il faut investir dans un film, même très court, pour en faire quelque chose d’intéressant. C’est le lot de tous les créatifs qui travaillent à la pige : on sous-estime systématiquement la valeur de leur travail. À cet égard, il est symptomatique que je parvienne aujourd’hui à gagner correctement ma vie comme traducteur, alors que je n’ai pu le faire comme rédacteur et écrivain public. Les sommes dérisoires qu’on était disposé à me verser pour utiliser mes talents d’écrivain étaient sans commune mesure avec celles que l’on consent aujourd’hui à consacrer à mes compétences de traducteur. La traduction est pourtant un art au même titre que la littérature – mais n’allez pas le répéter trop fort, on me couperait sûrement les vivres si l’on voyait en moi autre chose qu’un habile technicien! Créez votre emploi, certes, mais arrangez-vous pour que cet emploi ne soit tout de même pas trop créatif – sinon, tant pis pour vous. Les gens sérieux ne créent pas; ils exécutent. Les créateurs sont trop imprévisibles pour être pris au sérieux.
Mon amie cinéaste, donc, est forcée d’occuper un emploi à temps partiel pour nourrir correctement sa petite famille; mais cet emploi ne suffit pas à payer son loyer ni à faire face à toutes les dépenses courantes. Pour cela, elle s’en remet à ses contrats de tournage, en tant que documentariste pigiste. Le malheur, c’est que ses clients ne sont pas toujours pressés de payer : il y en a un, en ce moment, qui lui doit plusieurs milliers de dollars mais ne fait que temporiser, mois après mois. Alors, elle est obligée d’en faire autant avec son fournisseur Internet, Hydro-Québec, sa propriétaire : temporiser; multiplier les promesses; et prier pour que ce client récalcitrant se décide enfin à lui régler son dû.
Malheureusement, tout indique que cet heureux événement arrivera trop tard, s’il arrive un jour. Dernièrement, le chauffe-eau de mon amie est tombé en panne et sa propriétaire refuse de le faire réparer; pis encore, il semble que cette dernière ait entamé des procédures d’expulsion. Au seuil de l’hiver, voilà mon amie cinéaste privée d’eau chaude, et menacée de se retrouver à la rue avec son vieux père et ses deux jeunes garçons. Il est vrai qu’elle a trois mois de loyer en retard; sa propriétaire sait qu’elle compte sur une importante rentrée d’argent d’une semaine à l’autre, mais elle n’est vraisemblablement plus disposée à l’attendre.
Le problème paraît insoluble : que faire quand on est pigiste? On n’a aucun recours contre les mauvais payeurs; durcir le ton avec eux, ça signifie trop souvent perdre un précieux client – alors, on se tait et on attend patiemment qu’ils se décident à payer. Allez donc faire comprendre ça à un propriétaire, une compagnie de crédit ou un service public! Il m’est arrivé d’attendre jusqu’à six mois pour être payé pour un travail; je n’ai jamais eu aucun créancier qui soit disposé à attendre six mois pour que je lui règle son dû. On nous vante le travail autonome comme le summum de la liberté, compte tenu qu’on est son propre patron et qu’on fait ses horaires à sa convenance. Être « son propre patron », en l’occurrence, n’est qu’une vue de l’esprit; en réalité, quand on travaille à la pige, on est bel et bien l’employé de ses clients – un employé envers qui ceux-ci n’ont aucun devoir et se permettent toutes les exigences. De ce point de vue, le « travail autonome » est en fait une prison sans aucune porte de sortie, dans laquelle on a trop souvent les mains liées et la corde autour du cou.
Je dors très mal, ces jours-ci. Je m’inquiète du sort de mon amie, de son père et de ses enfants – et j’enrage de ne rien pouvoir faire, cette fois, pour leur venir en aide. Être pigiste, c’est être exclu et ne disposer, trop souvent, que de moyens nettement insuffisants pour faire face aux coups durs et aux imprévus. J’ai déjà dépanné de grand cœur des gens plus mal pris que moi; mais ma situation actuelle est trop précaire pour me permettre de l’envisager dans l’immédiat. Alors, il ne me reste qu’à prier, moi aussi, pour que le chèque du client de mon amie arrive avant la lettre d’éviction de sa propriétaire.
Je me demande si nous vivrons un jour dans une société qui n’exclut personne – et surtout pas de courageux et compétents travailleurs qui se donnent à leur travail sans compter, mais dont les efforts ne sont que très rarement récompensés.
Qui, parmi les mieux nantis et les travailleurs salariés, aura le cœur de se battre pour la libération des pigistes? Qui se donnera seulement la peine de comprendre le drame quotidien des artistes créateurs et autres travailleurs autonomes? La question est lancée. Comme une bouteille à la mer.
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"Longtemps je fus ce poète conforme..." (Gaston Miron). J'ai très longtemps privilégié les formes fixes, classiques, avec rimes riches et césure au bon endroit, sans doute parce que j'étais obnubilé par les grands modèles romantiques -- Baudelaire, Hugo, Rimbaud, Verlaine, Nerval, Mallarmé, Charles Cros, sans oublier notre cher Nelligan... Face à ces maîtres, j'ai eu du mal à trouver ma propre voix, et l'influence de la poésie moderne ne s'est infiltrée en moi qu'au compte-gouttes. Néanmoins, cette discipline acquise par la pratique des formes fixes m'a permis d'écrire de nombreux textes de chansons, et d'affiner la musique de mes vers libres par la suite.
Permettez-moi de vous livrer aujourd'hui l'un de mes poèmes classiques, moins pour sa valeur intrinsèque que pour la douloureuse question qu'il soulève. Le drame de notre temps, on le sait, est celui de l'exclusion sociale, et la résistance qui s'organise un peu partout ces jours-ci vise à y mettre un terme. Mais quand on aura vaincu la violence économique et politique qui multiplie les laissés-pour-compte et les victimes collatérales, que ferons-nous des plus exclus de tous -- de ceux qui ne pourront jamais échapper à leur condition? Sommes-nous prêts à changer radicalement le regard que nous portons sur notre prochain -- même et surtout si sa vue peut nous paraître insoutenable? Je vous laisse méditer là-dessus...
l’Ode aux laids
On n’entend pas crier le ver ni l’araignée sous la semelle
Ni dans le bec de l’hirondelle
Pas plus que l’on ne voit crever le condamné dans son fauteuil
Haine pour haine et œil pour œil
Pourtant ce sont toujours les mêmes qu’on maltraite et qu’on agresse
La vie des gueux n’est qu’une ogresse
Plus ils sont laids plus on les cogne à force ils fleurent la charogne
Leur faiblesse rogne leur grogne
Tous les pouilleux tous les crasseux les gros les puants les hideux
Les mal vêtus les malchanceux
Les pas gâtés par la nature qui traînent leurs tristes figures
Du mauvais bord de la clôture
Bossus par devant par derrière et cabossés de l’intérieur
Humains d’une race inférieure
On les rejette on les déteste on les suspecte on les conteste
On n’accepte pas qu’ils protestent
Tous les affreux tous les pas beaux les boutonneux et les pieds bots
Les mal assortis à leur peau
Les évadés de chez Barnum les déclassés des muséums
Les oubliés des erratum
Tous les gluants tous les rampants les sangsues les rats les serpents
Les vilains petits cygnes blancs
Les gras du ventre et de la tête au front marqué par la défaite
Qu’on n’invite pas à la fête
Cibles de tous les persiflages c’est à vous que je rends hommage
Rouge de honte et vert de rage
Aux rejetons de l’infortune aux corps taillés comme des lunes
Aux estomacs couverts de dunes
À vous dont la vie ne veut pas qui n’avez pas assez d’appas
Pour paraître au dernier repas
À vous qu’on relègue à l’enfer amants du club des solitaires
Qui devez payer pour le faire
À vous cyranos pathétiques abandonnés par l’esthétique
Et la rectitude plastique
Cette cruauté sans limites à quoi dès l’enfance vous fîtes
Don de vos mines déconfites
Cette vocation douloureuse qu’une naissance désastreuse
N’a rendue que plus sulfureuse
Bouffons grimaçants pauvres fous faire-valoir preneurs de coups
Pantins moqués jusqu’au dégoût
La méchanceté des humains dont vous devinez le dédain
Quand vous vaguez sur leurs chemins
La monstruosité de cœur de ces corps souples et vainqueurs
À visages d’enfants de chœur
Les bousculades les bourrades les moqueries dont par bravade
Des anges vous font la parade
Les détournements de regards dont l’attention soudain s’égare
Qui s’évadent sans crier gare
Toutes ces vexations subies jour après jour depuis toujours
Dans votre chambranlant séjour
Dans vos squelettes tout tordus à quoi s’accroche la misère
Comme le sable à ses déserts
Tous ces rejets tous ces adieux qui vous ont abîmé les yeux
À tant dissoudre vos mirages
Tous vos rêves tous vos désirs cloîtrés dans la cage dont Dieu
Vous fit non le don mais l’outrage
Tous ces moments de solitude où vous cherchez par habitude
Un refuge dans le silence
Vous que l’infâme multitude a pourchassés sans lassitude
Et soupçonnés de pestilence
Toutes vos renonciations les chagrins et les frustrations
Que vous concédez à la peur
Sont autant de révélations sur la prétendue compassion
De vos frères et de vos sœurs
Car ce sont eux les misérables eux qui vous chassent de leurs tables
Et vous évitent s’il se peut
Eux dont la beauté détestable est d’une arrogance intraitable
Vos persécuteurs vaniteux
Plaignez les belles et les beaux tôt ou tard échoiront leurs baux
Ils vous rejoindront dans la tombe
Ils périront diminuendo mais vous mourrez en crescendo
Dans la gloire qui vous incombe
Vous régnez sur la pourriture et les composts dont la nature
Nourrit tout ce qui vit encore
Vous dont l’existence est torture il est juste que sa clôture
Vous laisse maîtres de la mort
Peuple de l’ombre et de la peur image du destin frappeur
Semeur d’angoisse et de stupeur
Tu rappelles par ta présence à ces obsédés de l’enfance
Qu’ils sont des monstres en puissance
L’âge comblera les écarts nous finirons tous au rancart
Tu auras la clé du placard
Déjà maître depuis longtemps de ces entrepôts d’impotents
Où nous conclurons notre temps
Quand la trompette sonnera l’heure des laides et des laids
Au soir du grand coup de balai
Quand Dieu concierge broiera tout dans ses limbes tout-à-l’égout
Pour effacer les contrecoups
Vous aurez pour vous la justice et ne craindrez plus les sévices
Ce sera la fin du supplice
Les différents les impotents les non conformes les pas blancs
Seront les maîtres de ce temps
Votre présent n’est qu’une erreur un rot du grand ordinateur
Le jeu d’un électron menteur
Une distorsion de l’image une ombre sur vos beaux visages
Un accroc dans le paysage
Au temps de l’amour à distance il est temps que tourne la chance
Qu’éclate enfin votre innocence
Amours putrides fleurs fétides corps luisants sillonnés de rides
Que vibrent vos ventres avides
Faites crever l’abcès des cœurs vous verrez trembler les vainqueurs
Vous entendrez chanter les chœurs
Enfoncez toutes les défenses brisez toutes les résistances
Soyez des monstres d’insistance
Il existe un autre univers où notre monde est à l’envers
Où les regards vont de travers
Un monde où votre gloire éclate où vos visages écarlates
Resplendissent sous les vivats
Frères gros chauves maigres laids à croûtes jaunes sans attraits
Que l’espoir a biffés d’un trait
Vous qui vivez de certitudes d’humiliations de lassitudes
De matins rauques d’hébétudes
Quand vous revivez votre enfance devant les miroirs du silence
Et quand vous maudissez la chance
Dans votre nuit souvenez-vous si le jour a raison de vous
Le crépuscule inverse tout
Que vienne enfin votre revanche rejets éperdus d’innocence
Empêtrés dans votre impuissance
On ne perçoit que ce qui passe et vous restez à votre place
À notre honte à notre face.
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Dans le cadre de la série "Fonds de tiroirs", voici une nouvelle tranche de poésie et de révolte. Ce poème-ci date du tournant des années 2000, et il a été lu en ondes par Michel Garneau à la Première chaîne de Radio-Canada, à une époque où l'on y faisait encore une petite place aux poètes...
l’Attraction capitale
Aux dragons édentés des cages encagées
sachant que l’ombre veille
que la débâcle crie en rude écho de glace
place!
cœurs calcinés
cassez vos croûtes
grattez vos traces
la parade empaillée que vos gueules nous crachent
l’accomplissement des mystères
dans les méandres de vos abstractions chiffrées
le fer de vos coquilles le bleu des carapaces
votre cristal illusionniste
tout vous enserre et vous éclate
vos cris stridents nous exaspèrent
vous êtes hideux à mourir
écartez-vous
cachez vos doigts griffus que le froid pulvérise
vos alcools narcotiques cristallisés
dans l’aquarium où claquent vos queues immondes
nous qui sommes du monde
déserteurs des enclos
claquemurés dans la rage de vivre à pleins poumons
attention! attention!
nous sommes dangereux
nous pourrions vous étreindre
vous harponner les yeux
déjà les jours s’allongent et avec eux nos bras
rompus à vos crachats
de fardeaux endurcis
vous êtes du passé des fientes de Babel
des résidus de contes pour endormir les fées
votre hiver va finir
vous fondez
condamnés
tout un peuple rampant s’engouffre dans vos tanières
vous êtes le limon dont se nourrit l’été.
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Je continue, ce matin, à recycler mes fonds de tiroirs… Non que je manque d’inspiration – j’écris beaucoup, ces temps-ci – mais je suis arrivé à un point de ma vie où j’ai besoin de marquer une pause pour mesurer le chemin parcouru. Depuis l’âge de quatorze ans, je n’ai eu qu’une ambition, un rêve, une passion : devenir poète – et écrivain. Pendant plus de vingt ans, je ne crois pas avoir laissé passer un seul jour sans écrire. Des nouvelles. Des romans. Des essais. Des textes hybrides tenant un peu de tout cela à la fois. Et surtout, de la poésie; des poèmes et des chansons par milliers.
Tout cela s’est accumulé dans mes tiroirs. Mes rares tentatives pour être publié n’ont guère porté fruit, à part quelques parutions dans des revues ici et là. J’ai même remporté deux ou trois prix, mais leur prestige tout relatif n’a pas suffi à m’ouvrir les portes du Graal de l’édition. On me dit que j’ai manqué d’opportunisme et de pugnacité. Sans doute; mais au fond, je n’étais pas si pressé. Le texte publié ne vous appartient plus; vous ne pouvez plus le rattraper une fois qu’on l’a lancé en pâture aux foules. Et si, dix ans, vingt ans plus tard, vous regrettez de l’avoir écrit, tant pis pour vous : votre nom y restera associé à jamais.
Il vaut mieux être l’auteur d’un seul livre immortel, comme Gaston Miron, qu’avoir publié cent plaquettes destinées à sombrer dans l’oubli.
En réalité, je n’ai écrit que dans un but : exister. Me convaincre moi-même de ma propre existence; de mon propre rapport au monde. Et je suis peut-être – je dis bien peut-être – sur le point d’y arriver.
Les écrivains confirmés grattent leurs fonds de tiroirs quand ils sont en panne d’inspiration et doivent absolument livrer des pages à leur éditeur. Je ne suis pas un écrivain confirmé; je n’ai pas d’éditeur, et je n’ai rien à livrer à quiconque. Je plonge dans mes tiroirs pour y puiser des morceaux de ma vie, des fragments de ma pensée éclatée. Pour y chercher, aussi, la preuve que je ne m’étais pas trompé de vocation au départ, même si je me suis laissé gagner peu à peu par le découragement et piéger par le ronron de cette machine à broyer les consciences qu’on appelle « société de consommation », qu’on appelle « postmodernité », qu’on appelle de mille et une façons pour ne pas avoir à admettre qu’il s’agit d’un esclavage plus ou moins librement consenti, d’une lente et sournoise crétinisation, d’un naufrage.
Après un hiatus de quelques années, je renoue donc avec l’écriture et je retrouve, intacte, ma passion pour la poésie. Et j’éprouve le besoin de rattacher les fils, de reprendre le cours interrompu de ma quête littéraire, intellectuelle et spirituelle. Comme ce moine bouddhiste dont j’oublie le nom, j’ai coupé mes paupières et les ai jetées au loin; moi non plus, je ne veux plus jamais m’endormir.
Le texte que je vous propose aujourd’hui n’a sans doute pas une grande valeur littéraire; c’est un poème-manifeste dont la substance poétique m’apparaît aujourd’hui assez mince, et qui ne figurera certainement pas dans le recueil que j’entends bien publier un jour. On pourra trouver contradictoire, en outre, que je m’y déclare aussi ouvertement « citoyen du monde » alors que j’ai passé ma vie à militer pour l’indépendance du Québec. À cela, j’objecterai que seules les pensées sclérosées et figées sont exemptes de toute contradiction.
C’est un texte que j’ai écrit en septembre 1996, à trente-quatre ans. Un cri de révolte, plus senti que réfléchi, dans lequel je fais étalage d’un certain nombre de réalités qui me dégoûtent tout en exprimant mes idéaux anarchistes. J’ai quarante-neuf ans, à présent, et je ne pourrais plus écrire ce texte de cette façon. D’abord, je n’en ferais pas un « poème » : la poésie a d’autres exigences, on ne peut pas la dévoyer pour lui faire servir une cause, si noble fût-elle. Ensuite, j’apporterais des nuances; je préciserais le fond de ma pensée; j’élaborerais une thèse bien ficelée, avec toute la science acquise par une longue pratique de l’écriture – et de la traduction, l’activité qui m’accapare le plus depuis une dizaine d’années.
Non, je ne pourrais plus écrire ce texte à présent – et voilà bien pourquoi il m’a paru important de le porter à votre connaissance. Parce que je ne renie rien de cette rage, de ce désarroi, de ces idéaux qui ne m’ont pas quitté. Parce que je ne renie rien du jeune homme que j’étais, malgré toutes ses contradictions, ses hésitations, ses maladresses. On dit que la révolte s’apaise avec le temps. Dans mon cas, elle peut prendre d’autres formes, d’autres couleurs, s’appuyer sur d’autres étais, mais elle ne s’atténue en rien. J’attendais avec fébrilité la naissance de ma fille au moment où j’ai écrit ces lignes; elle a maintenant quatorze ans, et ce texte – sa conclusion, surtout – n’en a que plus de relief et de résonances à mes yeux.
Comme je l’ai évoqué plus haut, cette opération « recyclage de mes fonds de tiroirs » participe d’une démarche à la fois insurrectionnelle, résurrectionnelle et rédemptrice. Insurrectionnelle, parce qu’en reprenant ma quête poétique, je secoue la poussière accumulée; je me rebelle contre la chape de plomb qui m’écrase au sol depuis tant d’années; je déclare la guerre à cette existence vide de sens qui ne tourne qu’autour des biens de consommation et des paiements à effectuer; je me proclame, non pas au-dessus, mais en-dehors de la mêlée du monde; je renoue avec mes idéaux et mes valeurs les plus profondes, qui sont radicalement incompatibles avec le discours dominant, avec cette vie de brutes qu’on nous force à mener. Résurrectionnelle, parce qu’en refermant mes tiroirs sur tout ce qui m’importait en ce monde, c’est moi-même que j’avais enterré; en les ouvrant maintenant, c’est tout mon être que je laisse remonter d’un coup à la surface. Rédemptrice, enfin, parce qu’en dépit des ratages, des échecs, des refus d’éditeurs, des coups portés par tous les briseurs de rêves que j’ai croisés sur ma route, je redresse encore la tête, brandissant fièrement ces feuillets extirpés des milliers de pages que j’ai noircies, et c’est pour moi la plus douce des revanches de constater que tout n’était pas à jeter dans ce fatras de mots et d’idées.
Merci de me suivre sur ces sentiers clairs-obscurs qui mènent à la lumière.
X
(poème-manifeste)
Nous ne voulons plus de leçons de morale
de pas cadencés de bals décadents
de mascarades de la Saint-Jean
de drapeaux qui flottent joyeusement sur la flicaille
de populace acclamant ses exploiteurs
d’exploiteurs qui triomphent devant la populace
nous ne voulons plus de toi Louis XVI
nous te l’avons déjà signifié très clairement
en des termes plutôt tranchants
de toi non plus pape nous ne voulons plus
vieille baderne vieil épouvantail d’un autre temps
vieux crabe qui brandis le jugement de Dieu
tremble qu’il ne s’abatte sur ta tiare de riche
pour ces millions d’enfants qui crèvent de ta bêtise
parce que des malheureux te prennent pour un dieu
nous ne voulons plus de lois de contraintes de règlements
nous n’avons pas besoin de cloisons pour survivre
seulement du respect de la vie de la mort
toute loi uniformise tout uniforme est roi
assez de lois de flics de gratte-papiers de soldats
nous ne voulons plus de vous législateurs
renvoyez vos exécuteurs et vos jurismenteurs
à présent nous avons des montres nous savons l’heure
nous ne voulons plus des dynasties des grandes fortunes
des privilèges de l’or des surjouissances de naissance
nous ne tolérons plus que les uns se privent pour que d’autres se gavent
nous ne voulons plus d’emplois nous ne voulons plus d’argent
l’or n’est plus qu’un métal le papier du papier
et tout redevient cendre épée cuiller ou clé
nous voulons notre temps nous voulons notre espace
nous voulons avancer vouloir savoir aimer
nous ne voulons plus de pensées profondes d’idées creuses
de mots qui font le vide
de slogans de publicités d’élections
de promesses d’avenirs meilleurs de bonheurs de paradis d’amour infini
c’est maintenant que nous sommes c’est aujourd’hui que nous voulons
assez de chefs de curés de leaders de guides de patrons
assez de dictateurs de tireurs embusqués d’attentions empressées
assez de sang de rêves préfabriqués de songes et de mensonges
nous ne voulons plus de vous conquérants de nos tombes
héroïques bouchers médaillés et maculés de gloire
vampires enivrés d’une planète exsangue qui meurt sous nos pieds
nous ne voulons plus de pays de patries de nations
nous n’avons plus foi en la démesure nous voulons
des quartiers des villages des communes des îles
nous ne voulons plus de vous pantins de la démence
présidents ministres planificateurs cadres encadrés banquiers
que de temps d’énergie de vies perdues brûlées pour le progrès des ventes
valeurs fictives conventions unanimes
nous ne voulons plus vivre dépossédés de nos vies mêmes
toujours contraints de reporter de différer d’attendre
nous ne voulons plus être raisonnables dans la déraison
compréhensifs devant l’incompréhension
nous voulons notre part de soleil et d’eau douce
d’amours de vins de nourritures de saisons
nous ne voulons plus de toi démocratie traîtresse
gouvernement du peuple exploité par le peuple
condamné qu’on enivre et qui choisit ses bourreaux
gouverner c’est dominer diriger c’est mener
cette folie nous mène tout droit en enfer
nous ne voulons plus de députés de délégués de décideurs
nous voulons décider nous-mêmes de notre sort
nous voulons notre temps nous voulons notre espace
nous voulons nous trouver nous prendre nous donner
nous ne voulons plus apprendre les bonnes manières
comment s’habiller manger maigrir s’entraîner jouir réussir
nous savons nos limites nous les revendiquons
nous ne voulons plus nous astreindre aux tâches inutiles
qui flattent l’orgueil de sous-chefs imbéciles
nous refusons de gaspiller nos vies si courtes pour des futilités
nous avons déjà tant semé tant et tant espéré
nous ne regardons plus le parquet d’une bourse sans rire de tous ces agités
nous ne voulons plus de ce théâtre de la cruauté où les victimes sont bien réelles
assez de savants procédés pour nous piller nous enchaîner
on n’a jamais vu le mortel à qui la terre fut donnée
la planète ne vit que par la vie des êtres qui l’habitent
nous ne voulons plus de ceux qui l’assassinent
nous voulons de l'espoir pour nos enfants à naître.
© Alain Cormier, septembre 1996
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« Je suis profondément convaincu que le vrai fascisme est ce que les sociologues ont trop gentiment nommé ‘la société de consommation’, définition qui paraît inoffensive et purement indicative. Il n’en est rien… la télévision est au moins aussi répugnante que les camps d’extermination. (…)
« Le fascisme est fini parce que quelque chose de pire le remplace : le pouvoir de la consommation et son idéologie hédoniste. »
(Pier Paolo Pasolini, cité par Pierre Falardeau dans Rien n’est plus précieux que la liberté et l’indépendance, VLB éditeur, Montréal, 2009)
Pourquoi cette citation de Pasolini empruntée au regretté Pierre Falardeau? Le vieux bougonneux va sûrement se retourner dans sa tombe : je voulais en fait attirer votre attention sur un vieux film de… Denys Arcand. Pouah! Arcand, ce vieux mononcle radoteur, ce nationaliste mou, cet insupportable petit-bourgeois, traître à la Cause de l’indépendance et ennemi de la classe ouvrière? Ce prétentieux qui a commis le crime, impardonnable au Québec, de rafler tout ce qu’il était possible de remporter comme prix sur la planète cinématographique, y compris un oscar?
Nous avons la détestation si facile, chez nous, surtout envers ceux qui ont eu l’audace de « réussir » et de rayonner sur la scène internationale!
Oui, cet Arcand-là. Le brillant cinéaste qui nous a donné La Maudite galette, Réjeanne Padovani, Gina, Le Déclin de l’empire américain, le très sous-estimé Jésus de Montréal (son meilleur film de fiction à mes yeux), le méconnu Joyeux calvaire et l’oscarisé Les Invasions barbares. Mais, surtout, l’auteur de trois documentaires incontournables pour comprendre la société québécoise contemporaine : Québec : Duplessis… et après, On est au coton et Le Confort et l’indifférence. Il FAUT voir ou revoir ces films, particulièrement le troisième, malgré tout ce que l’exercice peut avoir de pénible et de déprimant.
On a fait bien des procès à Denys Arcand, lui reprochant son cynisme et son défaitisme. Vrai que le bonhomme est le contraire d’un idéaliste, mais depuis quand est-ce un tort de poser un regard réellement lucide (et non un regard d’hypnotiseur à la Lucien Bouchard) sur le monde dans lequel on vit? Son dernier film, à demi raté il est vrai, lui a valu une volée de bois vert nullement méritée, ponctuée d’invectives où il était question de sénilité précoce et de pensée fossilisée. Dehors, le vieux débris! À la casse, le vieux chnoque!
Bizarrement, j’ai plutôt trouvé, pour ma part, que L’Âge des ténèbres témoignait d’un esprit étonnamment jeune, presque immature, comme un film écrit par un adolescent révolté qui dénoncerait, sans nuance aucune, les tares de sa société sclérosée.
Mais mon propos n’est pas ici de défendre Denys Arcand – son œuvre se défend très bien toute seule – ni même L’Âge des ténèbres, un film auquel l’histoire saura rendre justice en le situant dans la démarche de ce grand créateur québécois.
Le Confort et l’indifférence fait la chronique d’un échec annoncé : celui du référendum de 1980. Avec le concours de Machiavel, incarné par Jean-Pierre Ronfard, qui intervient ponctuellement dans le film, le cinéaste explique avec justesse pourquoi le bel élan émancipateur qui transportait la société québécoise s’est brisé net en 1980, et pourquoi toute nouvelle tentative, dans les conditions actuelles, est condamnée à l’avance – comme on a pu s’en apercevoir quinze ans plus tard. Le constat, en gros, se résume à ceci : le Québécois moyen – comme tout Occidental moyen, d’ailleurs – ne veut pas se projeter dans l’avenir et n’aspire qu’à une seule liberté, celle de se vautrer dans une orgie de consommation. Rien d’autre n’a véritablement d’importance à ses yeux.
À gauche et, plus encore, dans les milieux indépendantistes québécois, on a détesté Le Confort et l’indifférence au moment de sa sortie, en 1981. Il n’en s’agit pas moins d’une œuvre des plus éclairantes, qui n’a rien perdu de sa pertinence près de trente ans plus tard. En lisant, chez Falardeau, cette citation de Pasolini que je reproduis en exergue, j’ai tout de suite pensé au documentaire d’Arcand, qui me paraît en être la parfaite illustration. Le fascisme d’hier faisait marcher les peuples au bout du fusil; le fascisme d’aujourd’hui nous engraisse pour mieux nous avaler.
On s’interroge beaucoup, ces jours-ci, sur l’apathie de la société civile, qui regarde placidement s’effriter ses droits démocratiques et laisse passer des aberrations comme la Loi 16 du Québec sans réagir. La réponse est dans Le Confort et l’indifférence : la vérité, c’est que la société civile s’en crisse. Et tant que Wal-Mart lui offrira des écrans au plasma à prix abordable, tant qu’elle pourra faire vroum-vroum en skidoo l’hiver et en VTT l’été, tant qu’il lui restera « quequ’chose dans l’frigidaire », elle va continuer à s’en crisser, la société civile. Elle ira voter de moins en moins. Elle ne lèvera pas le petit doigt pour défendre ses droits. Elle va sauter les pages des journaux qui traitent de l’actualité politique pour aller directement aux sports, aux chiens écrasés et aux potins des veudettes. Et aux essais de Pierre Vadeboncoeur, elle va continuer à préférer le catalogue de Canadian Tire.
Cette triste réalité, Denys Arcand ne l’a pas inventée : il s’est borné à la constater. Depuis ce temps, l’étiquette de « cynique » lui colle à la peau. Allez-y voir. Ce n’est pas une incitation à baisser les bras, mais plutôt une invitation à mesurer lucidement – dans le vrai sens du terme – tout le chemin qu’il reste à parcourir, tous les obstacles qu’il faudra surmonter pour éveiller la fibre politique et sociale dans la majeure partie de la population. C’est bien joli, l’idéalisme, mais c’est aussi contre-productif. Moi aussi, je rêve de liberté et d’indépendance, mais force m’est de constater que la plupart de mes concitoyens ne veulent qu’une chose : du pain et des jeux. Et des bébelles. Des montagnes de cossins « Made in China ». C’est tout ce qui les intéresse.
Allez voir ou revoir le documentaire d’Arcand. Et pour faire bonne mesure, revoyez aussi Pea Soup (1978) de Pierre Falardeau et Julien Poulin. Deux approches, deux constats, deux faces différentes de la même aliénation, de la même acculturation d’un peuple vaincu et apparemment satisfait de son sort. Deux documentaires qui accusent une trentaine d'années au compteur mais qui auraient pu, hélas, être filmés hier. On n’est pas sortis du bois...
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