• CONFESSIONS D’UN REJET 4 : Survivre; renaître

    Quand j’ai commencé cette série, je savais qu’elle allait me mener très loin.  Tant de chagrins enfouis, tant d’émotions refoulées…  Je savais que j’avais vécu toute ma vie avec les stigmates des années de torture qui avaient ruiné mon adolescence, et qu’il me restait une ultime libération à accomplir avant de pouvoir mettre définitivement ce cauchemar derrière moi.

     

    Jamais, sans doute, le geste d’écrire n’aura eu pour moi une si grande valeur thérapeutique.  J’allais justement raconter comment la poésie m’avait sauvé la vie.  À quatorze ans, au fond du gouffre, le désespoir des romantiques – Baudelaire, Musset, Nelligan, Verlaine – a fait écho au mien et donné un sens à ma tristesse.  Plus tard, Rimbaud m’a enseigné la révolte; de lui, j’ai appris que « la vie » était « ailleurs », que « je » était « un autre », et de lointains possibles, encore informulés, ont semé en moi les germes de l’espoir.  L’horreur de mon existence a cessé, dès lors, d’être une fatalité.

     

    Il m’a été pénible de raviver les douloureux souvenirs de l’intimidation et de la violence que j’avais subies à l’adolescence.  Même si je savais que la plupart de mes blocages et de mes névroses étaient partis de là, j’évitais habituellement d’y penser.  Aussi avais-je choisi de conclure en parlant des facteurs qui m’ont permis, malgré tout, de me raccrocher à la vie.  Ma passion pour la poésie a certainement été déterminante : en plus de lire tout ce qui me tombait sous la main, j’ai noirci des milliers et des milliers de pages de cahiers, m’astreignant à écrire chaque jour pendant des décennies.  Cela n’a sans doute pas fait de moi le poète que j’aspirais à devenir – j’ai longtemps tâtonné, passant d’un style à un autre en quête de ma voix, et j’estime ne l’avoir trouvée que tout récemment.  Néanmoins, cette activité fébrile et ardente m’a donné une raison d’être, un but, un rêve auquel me raccrocher.

     

    Si j’avais un seul conseil à donner aux victimes d’intimidation, ce serait celui-là : accrochez-vous à vos rêves.  Réfugiez-vous dans la créativité : elle vous aidera à transcender vos peurs, vos humiliations, vos chagrins.  Si vous ne pouvez pas vaincre la meute, vous pouvez au moins lui échapper en vous hissant au-dessus de la mêlée.  Cultivez vos passions; elles sauront bien vous le rendre.  Ne croyez pas que votre vie s’arrête ici; en fait, elle n’est pas encore commencée.  Aussi horrible que puisse être votre existence actuelle, n’oubliez pas que votre avenir n’appartient qu’à vous.

     

    Ce récit des années noires a été amorcé par un homme extrêmement malheureux, qui voyait venir la cinquantaine avec horreur et qui croyait qu’il ne lui restait plus qu’à attendre la mort.  À cinquante ans révolus, c’est une tout autre personne qui conclut cette série d’articles : une femme en devenir, consciente de la tâche titanesque qui l’attend, mais de plus en plus épanouie et déterminée à réussir sa transformation.  Je ne sais pas combien d’années il me reste à vivre, mais j’entends bien les vivre en paix avec moi-même, en harmonie avec l’être que j’ai toujours été au fond de moi.

     

    J’ai dit qu’en amorçant cette série sur l’intimidation, je savais qu’elle allait me mener loin.  Je pressentais, au fond, que le fait de me confronter à ce traumatisme initial ne pouvait que me ramener à cette grande féminité en moi que la bêtise, l’incompréhension, la cruauté avaient écrasée à l’époque, et à laquelle les circonstances de la vie n’avaient pas permis de refaire surface par la suite.

     

    Je savais, depuis ma plus tendre enfance, que j’étais une fille dans un corps de garçon.  Et c’est pour nier cette évidence que je me suis acharnée si longtemps à me détruire, heureusement sans y parvenir tout à fait.

     

    Il va sans dire que si j’avais pu assumer plus tôt cette particularité de naissance, mon existence eût été moins misérable par la suite.  Néanmoins, je ne peux blâmer personne d’avoir méconnu mon état : à Matane, dans les années 1960, personne n’avait jamais entendu parler de dysphorie de genre ni même de transsexualité.  Même à Montréal dans les années 1970, au temps maudit de mon adolescence, ces notions n’étaient pas familières, pour dire le moins.  Je devais faire un homme de moi, point final, même si c’était au prix de mon âme.  Et je m’y suis appliquée sans relâche, pour mon plus grand malheur, avec en moi le sentiment harassant de n’être qu’un imposteur, une larve, un être inachevé; une erreur de la nature.  Heureusement, la science évolue – et les mentalités aussi, bien que plus lentement…

     

    C’est pourquoi mon dernier conseil s’adressera aux parents : si vous aimez vraiment vos enfants, soyez attentifs à eux et aimez-les pour ce qu’ils sont, non pour ce que vous souhaiteriez qu’ils soient.  Je peux comprendre l’inquiétude et le désarroi de parents qui découvrent que leur enfant n’agit pas conformément à la norme sociale établie – qu’il affiche, par exemple, une nette attirance pour les camarades de son sexe, ou un goût marqué pour le travestissement et les comportements associés au sexe opposé au sien.  Il va sans dire que l’homosexualité et la dysphorie de genre singularisent une personne, et la condamnent à une certaine marginalité.  Mais en essayant de réprimer ces particularités, de gommer ces différences, vous ne ferez que brimer davantage votre progéniture, qui n’en a sûrement pas besoin – surtout si elle est déjà en bute à l’intimidation et aux railleries à l’école.

     

    Même si mes parents n’étaient pas outillés pour comprendre mon état et me donner la chance de m’épanouir pleinement dans ma féminité, je savais qu’ils m’aimaient; je n’en ai jamais douté.  Et c’est cet amour, ultimement, qui m’a retenue de mettre fin à mes jours. Un amour que je transmets aujourd’hui à ma fille chérie, avec ce petit quelque chose en plus : quoi qu’il advienne, quels que soient ses choix, je lui rappelle sans cesse que mon amour est inconditionnel, et que je ne lui demanderai jamais d’être une autre qu’elle-même.

     

    Il va sans dire que sa naissance, il y a quinze ans, m’a donné une puissante raison de vivre; mais j’ai fini par comprendre que je n’avais pas le droit de faire peser un tel poids sur ses frêles épaules.  Je suis la seule personne à pouvoir me sauver; il serait injuste de lui demander de le faire à ma place.  C’est pourquoi j’ai enfin trouvé le courage d’amorcer mon parcours de transsexuelle, à cinquante ans.  Parce qu’il m’est apparu que la meilleure façon d’aimer ma fille, le plus bel exemple à lui donner était d’apprendre, d’abord et avant tout, à m’aimer moi-même.  Sans compter que c’était la seule revanche à ma portée, l’ultime victoire sur mes bourreaux d’autrefois.  Vous me traitiez de fille?  Vous aviez raison et je vous emmerde.

     

    Aimez inconditionnellement votre enfant; aimez-le pour ce qu’il est; faites-le lui comprendre tous les jours.  Encouragez-le à développer sa personnalité propre, quelle qu’elle soit; à cultiver ses talents et ses passions.  Surtout s’il est victime d’intimidation, ne lui faites pas porter le blâme; ne l’accablez pas de reproches, mais aimez-le encore plus.  Il n’y a pas de garanties, bien sûr, et toute adolescence est une période extrêmement difficile et périlleuse; mais en agissant ainsi, vous augmenterez considérablement vos chances de ne pas le retrouver, un jour, au bout d’une corde ou à côté d’un flacon de pilules.

     

    Nous donnons la vie à nos enfants; même si notre monde est souvent cruel, tâchons de faire en sorte qu’ils n’aient jamais à nous le reprocher.

      

    FIN

      

    Joliette-Montréal, janvier-mai 2012

      

    NOTA : Pour des raisons évidentes, ce billet marque la fin du présent blogue publié sous le nom d’Appel. Poursuivre l’expérience n’aurait plus aucun sens; ce serait prolonger l’imposture, puisqu’il m’est apparu clairement que mon personnage masculin était en fait un mensonge qui m’avait été imposé par les circonstances. Merci du fond du cœur à toutes les personnes qui m’ont suivie dans cette aventure; vous pourrez me retrouver dans Facebook sous mon vrai nom, Pascale Cormier, ou encore dans le blogue que je viens de lancer sur le site Voir.ca sous le titre Trans Pascale. ♥

     

     


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  • CONFESSIONS D'UN REJET 3 : Au fond du gouffre

      

    Au fond du gouffre 

     

    Le philosophe René Girard a écrit des pages éclairantes – et désespérantes – sur ce qu’il appelle le « mécanisme victimaire » : selon lui, les rapports humains sont conditionnés par la jalousie, l’envie – le « désir mimétique » – à l’origine des conflits et de la violence.  Cette rivalité menace à tout moment de dégénérer en conflit généralisé, chacun voulant s’approprier ce qu’il perçoit, chez les autres, comme un manque en lui-même.  La désignation d’une victime expiatoire, d’un bouc émissaire aurait pour effet d’apaiser la tension haineuse, destructrice, qui se manifeste entre tous les membres d’une société donnée, en la canalisant sur un seul.  Ce mécanisme se vérifie à travers l’histoire de toutes les civilisations humaines, trouvant son expression ultime dans le récit de la Passion christique.

     

    J’ai toujours su que j’étais « différent ».  Dès ma plus tendre enfance, j’étais plus délicat que les autres garçons; plus sensible; plus craintif, aussi.  Aux jeux agités et violents de mes camarades, je préférais les jeux plus contemplatifs, plus inventifs des filles, qui permettaient de rêver et de se projeter dans un monde bien à soi.  Bien sûr, cela m’attirait des taquineries; mais ce n’était jamais très méchant, et mes parents étaient quand même fiers de leur fils aîné qui s’exprimait « comme un grand » et arrivait premier dans toutes les matières.  J’avais aussi des côtés plus « garçon », évidemment : par exemple, j’étais fou de hockey, une quasi religion qui se transmettait de génération en génération dans ma famille.  Très pieux, je croyais profondément à la bonté de chaque être humain et envisageais même d’embrasser la prêtrise – sans oser m’avouer à moi-même que ce qui m’attirait le plus, en fait, était la perspective de pouvoir porter des robes toute ma vie…

     

    Être différent, hors normes, non conforme est toujours dangereux, dans n’importe quelle société humaine : on est susceptible de devenir à tout moment la victime expiatoire des tensions qui minent la collectivité.  Il va sans dire que le fait d’avoir vécu pendant cinq ans en Afrique n’avait fait qu’exacerber mes différences : bien qu’étant Québécois de naissance, j’étais devenu étranger par mon accent, par mes manières, par ma culture. Enfant, j’avais été marqué par les nombreuses plaisanteries homophobes que j’entendais autour de moi; j’en avais conclu qu’être « tapette » était quelque chose de particulièrement risible et méprisable, et je réprimais avec terreur ces pulsions que je sentais déjà en moi.  Mais rien ne m’avait préparé à affronter le déferlement de violence, de mépris et de haine qui s’est abattu sur moi à l’adolescence.

     

    On ne pourra jamais surestimer les dommages à long terme que peut causer le saccage brutal d’une jeune conscience.  L’intimidation subie à l’école laisse des cicatrices à l’âme qui ne s’effacent jamais tout à fait.  L’adolescence est un âge particulièrement délicat de la vie, où l’on construit sa personnalité et apprend à socialiser.  J’avais treize ans quand le cauchemar a commencé.  J’en avais seize quand j’ai fait mon entrée au CEGEP; mais bien que les coups et les injures aient cessé de pleuvoir à ce moment-là, le cauchemar n’a pas pris fin pour autant.  Il m’a poursuivi pendant des décennies; il a empoisonné toute mon existence.  Il m’a fallu plus de quinze ans pour assumer ma bisexualité; plus de vingt pour comprendre que mon identité de genre n’était peut-être pas inextricablement liée à mon code génétique.

     

    Je n’ai pas vécu ma jeunesse : je l’ai subie.  Toute cette violence qui s’était abattue sur mes frêles épaules, je l’ai retournée contre moi; je me suis haï d’être qui j’étais, d’avoir les tendances que j’avais.  Je me suis appliqué à réprimer toute trace de féminité en moi, mis à part mes cheveux longs pour lesquels j’ai toujours éprouvé un attachement viscéral.  C’était la seule chose qui me rattachait à mon identité profonde.  Pour le reste, je négligeais mon hygiène, mon apparence et ma santé.  Je m’acharnais à saboter moi-même toutes mes entreprises, pour être bien certain de ne réussir en rien.  Évidemment, tous ces processus étaient largement inconscients; ce n’est que beaucoup plus tard, au terme d’une longue thérapie, que j’ai commencé à comprendre que ces comportements autodestructeurs étaient les résultats d’un terrible choc post-traumatique, et c’est alors que j’ai enfin pu amorcer ma guérison.

     

    Dans la vingtaine et la trentaine, j’ai plus d’une fois flirté avec la mort et la folie.  J’ai essayé toutes sortes de drogues, mais n’ai véritablement « accroché » qu’au cannabis – ce qui n’a pas arrangé ma tendance déjà marquée à la boulimie, accentuant d’autant mes problèmes d’embonpoint.  C’était un parfait cercle vicieux, tout devenant prétexte à me détester, à me mépriser moi-même davantage : plus j’étais gros, plus je me haïssais d’être gros et plus je me gavais pour étouffer mes émotions.  Plus j’échouais, plus je me persuadais de mon incapacité chronique à réussir quoi que ce soit, et plus je renonçais à mes rêves avant même d’avoir vraiment essayé de les atteindre.  Un refus d’éditeur était pour moi la preuve irréfutable que je ne deviendrais jamais écrivain; une audition ratée me démontrait, hors de tout doute, que je m’étais illusionné en me prenant pour un chanteur – même si l’on m’avait complimenté plus d’une fois sur la justesse et la beauté de ma voix, et sur la qualité de mes chansons.

     

    À force de me fuir, de me haïr, de me mentir, j’en suis venu à ne plus savoir du tout qui j’étais.  Je crois même avoir vécu quelques épisodes psychotiques : vers vingt-six ans, je me suis convaincu d’être une sorte de grosse larve gluante dotée de bras et de jambes, rosâtre et monstrueuse; à tel point que je ne comprenais pas comment les passants pouvaient soutenir ma vue sans détourner la tête avec dégoût.  J’en concluais qu’ils devaient être aveugles.  Cette impression était sporadique, mais tenace, et elle s’est poursuivie pendant près d’un an.  Cela ressemble à un récit comique, je m’en rends bien compte; mais à l’époque où je l’ai vécu, je n’avais pas envie de rire.  Pas du tout.

     

    Inutile de préciser que ma vie sociale en a souffert, et ma vie amoureuse plus encore.  J’étais le plus souvent solitaire, dépressif et, pour tout dire, assez peu fréquentable, tant mon mal de vivre créait un malaise partout où j’allais.  En amour, je n’ai jamais connu de relation satisfaisante et durable avec quiconque.  Était-ce le fait d’avoir été moi-même l’agneau du sacrifice?  J’avais développé une sorte de complexe messianique : incapable de me sauver, je m’étais mis en tête de sauver les autres.  De sorte que je fuyais toutes possibilités de vivre une relation harmonieuse avec une personne équilibrée et bien dans sa peau, alors que j’étais irrésistiblement attiré par les êtres chez qui je percevais une faille profonde, un manque affectif impossible à combler.

     

    Je n’étais peut-être pas le plus fort, le plus résilient; mon hypersensibilité naturelle n’a sûrement pas aidé.  Sans doute aurais-je dû consulter un psychologue ou un psychiatre beaucoup plus tôt.  Ma personnalité avait été détruite en grande partie, morcelée, ruinée; désemparé, atterré, en totale négation de moi-même, il m’a fallu près de trente ans pour m’arracher à ce bourbier.  Comment n’ai-je pas sombré tout à fait dans la toxicomanie ou la folie, et comment se fait-il que je ne me sois pas suicidé?  Un  certain nombre de facteurs ont contribué, malgré tout, à me sauver la vie; j’y reviendrai.

     

    Aujourd’hui, j’apprends enfin à me connaître; à m’accepter.  J’aurai bientôt cinquante ans et il me semble que je commence seulement à faire la paix avec moi-même, à reconstruire ma personnalité.  Je me considère comme un survivant; presque un miraculé.  Je n’en veux plus à mes bourreaux, pas plus qu’aux adultes qui m’entouraient à l’époque; mais je ne peux m’empêcher de penser que s’ils avaient compris, alors, l’ampleur du drame que je vivais, ils auraient pu m’épargner bien des souffrances inutiles par la suite.

     

    (À suivre.) 

     


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    CONFESSIONS D’UN REJET 2 : La Peur au ventre

    La Peur au ventre

    Le souffle coupé, les yeux pleins de larmes, je me tordais de douleur sur le sol.  Je voyais à peine les pieds des élèves qui se dépêchaient de retourner en classe avant la cloche.  Personne ne s’arrêtait; personne ne faisait attention à moi.  Tout au plus faisait-on un détour pour m’éviter; autrement, j’aurais pu me croire invisible.  À un moment, il me sembla apercevoir des pieds chaussés de souliers vernis qui ne pouvaient appartenir qu’à un adulte; mais celui-là passa son chemin comme les autres.

     

    Je n’avais pas vu venir le coup.  D’habitude, c’étaient les bums de l’école qui me frappaient; les autres se contentaient de détourner pudiquement le regard.  Mais cette fois, l’élève qui m’avait agressé faisait partie des bollés, ceux qui avaient de bonnes notes et me considéraient généralement avec indifférence.  En passant à côté de moi dans le corridor, il m’avait murmuré à l’oreille « ton examen » et m’avait aussitôt décoché un formidable coup de poing à la hauteur du foie.  Il était grand et costaud, et l’attaque avait été si soudaine que je n’avais rien pu faire pour me protéger.

     

    Mon prof de français avait demandé à ses élèves de préparer, à tour de rôle, un examen de « compréhension de texte » que nous devions faire passer à la classe et corriger ensuite nous-mêmes.  Je soupçonnais que cette méthode pédagogique avait surtout pour fonction de lui enlever du travail, puisque le temps que nous passions à répondre aux questions et à corriger les réponses allégeait d’autant celui qu’il devait consacrer à préparer ses cours. Quoi qu’il en soit, la plupart des élèves rédigeaient des questionnaires parfaitement bidon, demandant, par exemple, quel était le nom du personnage principal alors qu’il était cité dans le titre – ce genre de choses.  Mais comme le français était ma matière forte, je m’étais appliqué à poser des questions pertinentes et avais corrigé les réponses avec rigueur, si bien qu’une bonne moitié de la classe avait échoué le test.

     

    Jusqu’alors, j’avais surtout subi de la violence raciste, à cause de mon accent « étranger », et homophobe, en raison de mes manières délicates et quelque peu efféminées.  Les insultes qui revenaient le plus souvent, quand les coups pleuvaient, étaient « maudit français » ou « osti d’fif », quand ce n’était pas « osti d’tapette de français ».  Et voilà qu’un troisième motif de rejet venait s’ajouter à la panoplie : on m’en voulait d’être trop bon élève, d’être trop exigeant envers moi-même et à l’endroit de mes camarades de classe.  La totale!

     

    Dans les semaines qui suivirent, les bollés qui, jusque là, m’avaient laissé relativement en paix se déchaînèrent contre moi.  Je ne pouvais plus ouvrir la bouche en classe, particulièrement en classe de français, sans être la cible de rires cruels et de quolibets.  Des élèves, qui ne m’avaient encore jamais adressé la parole, m’attendaient à la sortie des classes pour m’abreuver d’injures pendant les pauses.  « Tu t’prends pour qui, osti d’moumoune?  Tu t’penses meilleur que nous autres?  R’tourne donc d’où tu viens, face de babouin! »

     

    À la cafétéria, on me lançait des crocs-en-jambe pour me faire échapper mon plateau alors que je cherchais un coin de table isolé pour manger tranquille; j’étais ainsi privé de dîner presque un jour sur deux.  Dans la salle des casiers, on m’arrachait mon sac.  Les élèves se le lançaient les uns aux autres en riant de mes efforts désespérés pour l’attraper, après quoi ils en répandaient le contenu par terre et se dépêchaient de retourner en classe en me laissant ramasser les cahiers et les crayons dispersés un peu partout. De sorte que j'arrivais fréquemment en retard, sous les moqueries de mes bourreaux.

     

    Le pire, c'était les cours d’éducation physique.  Je n’étais pas très sportif, malgré ma passion de jeunesse pour le hockey.  Nous pratiquions presque uniquement des sports d’équipe et j’étais invariablement le dernier choisi.  Constamment humilié, j’étais conspué et même rudoyé par mes propres coéquipiers chaque fois que je ratais un jeu, ce qui était assez fréquent.  Le prof, pendant ce temps, regardait ailleurs.  Quand nous étions assis côte à côte sur un banc, l’un des passe-temps favoris de mes camarades consistait à donner un coup de poing sur l’épaule de leur voisin en lui disant : « Passe ça à l’autre! »  Il fallait alors se tourner vers son autre voisin et lui transmettre le coup de poing en répétant la phrase rituelle.  Je n’osais jamais frapper bien fort, car je savais que je risquais de le payer très cher après la classe.  Mes camarades en profitaient pour se moquer de moi en me traitant de « tapette »; eux, par contre, ne se gênaient pas pour me frapper de toutes leurs forces. Je sortais de là les bras couvwerts de bleus et la rage au cœur.

     

    Moi qui avais toujours adoré l’école, je me mis à la détester.  Le matin, je m’y rendais d’un pas lourd, la peur au ventre, tremblant de tous mes membres.  Je ne savais jamais d'où la prochaine attaque allait venir, mais je savais qu’elle viendrait, jour après jour, inexorablement.  Je me sentais pris au piège; je ne voyais pas d’issue à cet interminable cauchemar.  J’en venais presque à éprouver de la reconnaissance envers ceux qui se bornaient à m’insulter sans me cracher dessus ni me frapper.  Pire encore, je commençais à intérioriser toutes ces humiliations; je me traitais moi-même de « lâche », de « moumoune », de « gros bon à rien ».  Dans mon for intérieur, j’avais de moins en moins de valeur à mes propres yeux.

     

    Alors que j'avais retiré. tant de fierté, jusque là, de mes excellents résultats scolaires, mes notes se mirent à décliner. Mes parents s'en alarmaient et, pour ne rien arranger, me dispoutaient en me reprochant ma « paresse » et mon « je-m'en-foutisme ». Je voyais bien que mon père se désolait d'avoir engendré un fils aussi mou, incapable de se défendre et de se battre pour sa survie – alors que mon frère cadet, lui, ne reculait devant rien ni devant personne.  Tout cela ne faisait que me renforcer dans la conviction de ma foncière inaptitude et de mon inutilité.  Il ne se passait pas un jour sans que je songe sérieusement au suicide.  Je savais que mes parents m’aimaient, malgré tout, et la conscience du chagrin que je leur aurais certainement causé me retenait de passer à l’acte.  Mais plus d’une fois, il ne s’en est fallu que d’un cheveu.

     

    Ce qui me sidérait plus que tout, et qui me trouble encore aujourd’hui, c’est la lâcheté des adultes qui, à l’école, avaient la responsabilité de veiller sur moi.  Ayant été soigneusement encadré, protégé et choyé pendant toute mon enfance, rien ne m’avait préparé à faire face à cette négligence; à cette démission.  Je découvrais brusquement, avec effroi, que je ne pouvais désormais compter que sur moi-même.  À la maison, mes parents avaient leurs propres difficultés à surmonter – ils vivaient durement, eux aussi, le retour d’Afrique et la réadaptation au mode de vie nord-américain.  Je ne voulais pas les embêter avec mes problèmes, d’autant plus que j’en éprouvais de la honte; je devenais donc de plus en plus silencieux, renfrogné, introverti.  Les pauvres s’arrachaient les cheveux, ne comprenant rien à mon attitude.  « C’est la crise d’adolescence », disaient-ils en soupirant; « ça finira bien par lui passer ».

     

    Ça a fini par me passer, en effet.  Trente ans plus tard.  Trente ans à patauger au fond du désespoir.

     

    (À suivre.)

      


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  • Plus dure sera la chute

     

    J’avais treize ans quand tout s’est effondré.  Le sol s’est brusquement ouvert et je me suis mis à tomber, tomber, tomber…  Autour de moi, la nuit devenait de plus en plus opaque et je tombais sans cesse.

     

    J’avais treize ans quand j’ai commencé à mourir.

     

    J’avais été, jusque là, un enfant choyé ; entouré ; aimé.  Un vrai petit garçon modèle, premier de classe, adoré de ses parents, apprécié de ses maîtres, envié de ses camarades à qui on le citait en exemple.  Un petit blondinet à l’imagination fertile, rempli de rêves et d’innocence.

     

    Je parle de ce petit garçon à la troisième personne parce qu’il ne m’appartient plus ; il ne fait plus partie de moi.  Il m’a été brutalement arraché ; je l’ai vu mourir à mes pieds.  Et c’est un peu de mon âme qui est morte avec lui.

     

    Au début des années 1970, ma famille a vécu pendant cinq ans à Yaoundé, au Cameroun.  Cinq ans, c’est une éternité, surtout au sortir de l’enfance.  Cinq ans à s’éveiller au monde, à s’ouvrir à une autre culture, à une autre vie.  Les Camerounais étaient des gens ouverts et chaleureux ; mes camarades de classe, là-bas, me traitaient comme un frère.  Jamais je n’ai subi d’ostracisme de leur part.

     

    Bien sûr, quand on vit en exil, on a tendance à idéaliser son pays natal.  En ce temps-là, le Cameroun était très pauvre ; on n’avait pas encore commencé à en exploiter les ressources minières et pétrolières, et la modernité s’y faisait toujours attendre.  Il n’y avait ni téléphone ni télévision, l’eau courante et l’électricité étaient réservées à une élite – dont nous faisions évidemment partie, nous, « riches » Occidentaux – et, dans les quartiers populaires, les égouts étaient à ciel ouvert.  Néanmoins, il y régnait une certaine douceur de vivre, au rythme lent des femmes qui battaient le mil en chantant et des troupeaux de zébus que des pâtres menaient à travers la ville sous un soleil de plomb, et nous étions heureux au milieu de ce peuple amical et souriant.

     

    Avec quelle fébrilité, néanmoins, nous avions préparé notre retour au Canada, au terme de ces cinq années de coopération ! La perspective de retrouver les parents, les amis ; de renouer avec l’hiver, ses jeux et ses sports, en particulier le hockey ; de réintégrer un monde efficace, rationnel, technologique, où les constructions robustes étaient bâties pour affronter la saison froide, où les autos étaient puissantes et confortables, et les routes larges et asphaltées, où les magasins regorgeaient de marchandises, où le téléphone facilitait les communications, où la télévision vous divertissait et vous informait tous les jours, où l’on pouvait boire l’eau du robinet sans l’avoir préalablement bouillie et filtrée : tout cela nous transportait ! Tout allait être tellement mieux là-bas, « chez nous » ! Et c’est avec une certaine ingratitude que nous tournions déjà le dos à ce qui avait été, pendant cinq ans, notre pays d’adoption, tout à notre impatience de regagner nos terres.

     

    La déception fut à la mesure des espoirs que nous avions caressés.  Avions-nous à ce point changé que nous ne pouvions plus comprendre ce pays, ses priorités et ses codes, ou était-ce le pays lui-même qui s’était métamorphosé entre-temps ? Nous ne nous étions certes pas attendus à ce que le retour soit aussi difficile ; aussi pénible la réadaptation au mode de vie frénétique et aux valeurs matérialistes de l’Amérique du Nord.

     

    Pour ne rien arranger, nous avions vécu à Matane avant notre départ pour l’Afrique et nous devions maintenant composer avec l’anonymat de la grande ville, Montréal, dans une enfilade de rues à perte de vue où l’on pouvait si aisément s’égarer, dans la cohue paniquante des foules toujours pressées aux visages fermés, indifférents.  Mon frère et ma sœur, plus jeunes, eurent au moins la chance de fréquenter des écoles de taille modeste, ce qui facilita quelque peu leur réintégration.  Pour ma part, j’étais inscrit en troisième secondaire à la polyvalente Lucien-Pagé, énorme bunker où se bousculaient plus de 2 000 adolescents pour qui j’étais un étranger au drôle d’accent mi-gaspésien, mi-camerounais, sous le regard morne de maîtres débordés qui ne voyaient en moi qu’un numéro matricule de plus.

     

    Octobre 1975.  C’est là que tout a commencé ; ou plutôt, c’est là que tout s’est achevé.  Lorsque j’ai perdu toute estime de moi, toute fierté, tout espoir, toute ambition, tout rêve d’avenir.  Lorsque ma joie de vivre s’est envolée d’un coup.  Je n’ai plus eu, bientôt, qu’un seul désir : que ça s’arrête enfin.

     

    Ça : les coups, les crachats, les moqueries, les injures, les humiliations.  Ça : la haine incompréhensible, le mépris, le rejet.  Ce qui allait devenir, pendant trois ans, mon lot quotidien ; ma seule identité ; ma seule vérité.

     

    Au cours des cinq années précédentes, j’avais eu largement le temps de fantasmer mon pays ; de rêver aux amis que j’allais m’y faire ; de magnifier les joies de mon enfance que je n’allais pas manquer d’y retrouver.  Et voilà que le sol se dérobait sous mes pieds.  Toutes les nuits, je pleurais en silence, suppliant le Bon Dieu de venir me chercher ou, mieux encore, de me ramener à Yaoundé, mon vrai, mon seul chez-moi.

     

    Le Québec, le Canada, décidément, ce n’était plus mon pays.  Ce n’était plus chez moi.  C’était l’horreur ; la terreur ; la lente, l’interminable agonie.

     

    J’avais treize ans et je venais d’entrer en enfer.  Pour très longtemps.

    (À suivre) 


    6 commentaires
  • Monsieur le maire,

    Je tiens à vous faire part de ma profonde déception devant le spectacle affligeant du démantèlement du campement d’Occupons Montréal par le SPVM ce matin. Vous aviez pourtant promis de vous montrer tolérant si les indignés qui occupaient la Place du Peuple satisfaisaient aux exigences des services d’incendie et de police de la ville. Or, bien qu’ils aient scrupuleusement respecté toutes les conditions qui leur étaient imposées, vous revenez aujourd’hui sur votre parole en les chassant comme des indésirables.

    De nombreuses personnes sans domicile fixe s’étaient jointes au campement, et je m’inquiète vivement de leur sort à l’approche de l’hiver. Monsieur le maire, quand vous rentrerez chez vous bien au chaud, j’espère que vous aurez une pensée pour les quelque 3 000 sans-abri de Montréal qui devront affronter les grands froids sans même une tente pour se protéger. La population se souviendra sûrement, le moment venu, que vous ne respectez pas votre parole et que vous ne vous souciez guère du sort des plus démunis.

    Si vous avez cru mettre un terme à ce mouvement en démantelant un campement, vous risquez de déchanter dans les semaines et les mois qui viennent. L’indignation devant les injustices criantes de notre société ne s’évanouira pas avec la disparition de quelques tentes au cœur de la ville. Vous pouvez compter sur moi et sur beaucoup d’autres pour faire en sorte que ce jour ne soit pas oublié.

    Salutations,

     

    Appel

     

    Occupons Montréal : Lettre ouverte à Gérald Tremblay

     

    Message au 1 % de l'humanité qui détient 40 % des richesses de la planète, et qui n'en a jamais assez :

      


    Hier encore, nous étions les sans voix, les sans visage, isolés chacun dans son coin. Vous pouviez nous exploiter à votre guise, nous n'avions pas la force du nombre parce que nous étions divisés; parce que vous aviez tout fait pour nous isoler. Jusqu'au jour où nous en avons eu assez. Jusqu'au jour où notre indignation est devenue plus forte que vos stratagèmes, que vos opiums, que vos germes de discorde. Nous commençons seulement à nous regrouper. Nous représentons 99 % de l'humanité. Nous ne nous tairons plus. Vous avez retiré de vos villes nos campements qui étaient comme des tumeurs; désormais, nous serons les métastases de votre système. Tant que nous vivrons, vous n'aurez plus la paix. Nous serons de plus en plus nombreux. De plus en plus déterminés.

     


    Demain, nous serons vraiment "les 99 %". Unis. Solidaires. Et rien ne pourra plus nous arrêter.

     


    Nous ne nous résignerons plus. Nous ne nous tairons plus. Nous sommes ensemble. Vous êtes cernés.

     

      

     


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