• L’Apathie

    « Je suis profondément convaincu que le vrai fascisme est ce que les sociologues ont trop gentiment nommé ‘la société de consommation’, définition qui paraît inoffensive et purement indicative.  Il n’en est rien… la télévision est au moins aussi répugnante que les camps d’extermination. (…)

    « Le fascisme est fini parce que quelque chose de pire le remplace : le pouvoir de la consommation et son idéologie hédoniste. »

    (Pier Paolo Pasolini, cité par Pierre Falardeau dans Rien n’est plus précieux que la liberté et l’indépendance, VLB éditeur, Montréal, 2009)

    Pourquoi cette citation de Pasolini empruntée au regretté Pierre Falardeau?  Le vieux bougonneux va sûrement se retourner dans sa tombe : je voulais en fait attirer votre attention sur un vieux film de… Denys Arcand.  Pouah!  Arcand, ce vieux mononcle radoteur, ce nationaliste mou, cet insupportable petit-bourgeois, traître à la Cause de l’indépendance et ennemi de la classe ouvrière?  Ce prétentieux qui a commis le crime, impardonnable au Québec, de rafler tout ce qu’il était possible de remporter comme prix sur la planète cinématographique, y compris un oscar?

      

    Nous avons la détestation si facile, chez nous, surtout envers ceux qui ont eu l’audace de « réussir » et de rayonner sur la scène internationale!

      

    Oui, cet Arcand-là.  Le brillant cinéaste qui nous a donné La Maudite galette, Réjeanne Padovani, Gina, Le Déclin de l’empire américain, le très sous-estimé Jésus de Montréal (son meilleur film de fiction à mes yeux), le méconnu Joyeux calvaire et l’oscarisé Les Invasions barbares Mais, surtout, l’auteur de trois documentaires incontournables pour comprendre la société québécoise contemporaine : Québec : Duplessis… et après, On est au coton et Le Confort et l’indifférence Il FAUT voir ou revoir ces films, particulièrement le troisième, malgré tout ce que l’exercice peut avoir de pénible et de déprimant.

      

    On a fait bien des procès à Denys Arcand, lui reprochant son cynisme et son défaitisme.  Vrai que le bonhomme est le contraire d’un idéaliste, mais depuis quand est-ce un tort de poser un regard réellement lucide (et non un regard d’hypnotiseur à la Lucien Bouchard) sur le monde dans lequel on vit?  Son dernier film, à demi raté il est vrai, lui a valu une volée de bois vert nullement méritée, ponctuée d’invectives où il était question de sénilité précoce et de pensée fossilisée.  Dehors, le vieux débris!  À la casse, le vieux chnoque! 

      

    Bizarrement, j’ai plutôt trouvé, pour ma part, que L’Âge des ténèbres témoignait d’un esprit étonnamment jeune, presque immature, comme un film écrit par un adolescent révolté qui dénoncerait, sans nuance aucune, les tares de sa société sclérosée.

     

    Mais mon propos n’est pas ici de défendre Denys Arcand – son œuvre se défend très bien toute seule – ni même L’Âge des ténèbres, un film auquel l’histoire saura rendre justice en le situant dans la démarche de ce grand créateur québécois.

      

    Le Confort et l’indifférence fait la chronique d’un échec annoncé : celui du référendum de 1980. Avec le concours de Machiavel, incarné par Jean-Pierre Ronfard, qui intervient ponctuellement dans le film, le cinéaste explique avec justesse pourquoi le bel élan émancipateur qui transportait la société québécoise s’est brisé net en 1980, et pourquoi toute nouvelle tentative, dans les conditions actuelles, est condamnée à l’avance – comme on a pu s’en apercevoir quinze ans plus tard.  Le constat, en gros, se résume à ceci : le Québécois moyen – comme tout Occidental moyen, d’ailleurs – ne veut pas se projeter dans l’avenir et n’aspire qu’à une seule liberté, celle de se vautrer dans une orgie de consommation.  Rien d’autre n’a véritablement d’importance à ses yeux.

      

    À gauche et, plus encore, dans les milieux indépendantistes québécois, on a détesté Le Confort et l’indifférence au moment de sa sortie, en 1981.  Il n’en s’agit pas moins d’une œuvre des plus éclairantes, qui n’a rien perdu de sa pertinence près de trente ans plus tard.  En lisant, chez Falardeau, cette citation de Pasolini que je reproduis en exergue, j’ai tout de suite pensé au documentaire d’Arcand, qui me paraît en être la parfaite illustration.  Le fascisme d’hier faisait marcher les peuples au bout du fusil; le fascisme d’aujourd’hui nous engraisse pour mieux nous avaler.

      

    On s’interroge beaucoup, ces jours-ci, sur l’apathie de la société civile, qui regarde placidement s’effriter ses droits démocratiques et laisse passer des aberrations comme la Loi 16 du Québec sans réagir.  La réponse est dans Le Confort et l’indifférence : la vérité, c’est que la société civile s’en crisse.  Et tant que Wal-Mart lui offrira des écrans au plasma à prix abordable, tant qu’elle pourra faire vroum-vroum en skidoo l’hiver et en VTT l’été, tant qu’il lui restera « quequ’chose dans l’frigidaire », elle va continuer à s’en crisser, la société civile.  Elle ira voter de moins en moins.  Elle ne lèvera pas le petit doigt pour défendre ses droits.  Elle va sauter les pages des journaux qui traitent de l’actualité politique pour aller directement aux sports, aux chiens écrasés et aux potins des veudettes.  Et aux essais de Pierre Vadeboncoeur, elle va continuer à préférer le catalogue de Canadian Tire.

      

    Cette triste réalité, Denys Arcand ne l’a pas inventée : il s’est borné à la constater.  Depuis ce temps, l’étiquette de « cynique » lui colle à la peau.  Allez-y voir.  Ce n’est pas une incitation à baisser les bras, mais plutôt une invitation à mesurer lucidement – dans le vrai sens du terme – tout le chemin qu’il reste à parcourir, tous les obstacles qu’il faudra surmonter pour éveiller la fibre politique et sociale dans la majeure partie de la population.  C’est bien joli, l’idéalisme, mais c’est aussi contre-productif. Moi aussi, je rêve de liberté et d’indépendance, mais force m’est de constater que la plupart de mes concitoyens ne veulent qu’une chose : du pain et des jeux.  Et des bébelles.  Des montagnes de cossins « Made in China ».  C’est tout ce qui les intéresse.

      

    Allez voir ou revoir le documentaire d’Arcand.  Et pour faire bonne mesure, revoyez aussi Pea Soup (1978) de Pierre Falardeau et Julien Poulin.  Deux approches, deux constats, deux faces différentes de la même aliénation, de la même acculturation d’un peuple vaincu et apparemment satisfait de son sort.  Deux documentaires qui accusent une trentaine d'années au compteur mais qui auraient pu, hélas, être filmés hier.  On n’est pas sortis du bois...


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