• CONFESSIONS D'UN REJET 3 : Au fond du gouffre

    CONFESSIONS D'UN REJET 3 : Au fond du gouffre

      

    Au fond du gouffre 

     

    Le philosophe René Girard a écrit des pages éclairantes – et désespérantes – sur ce qu’il appelle le « mécanisme victimaire » : selon lui, les rapports humains sont conditionnés par la jalousie, l’envie – le « désir mimétique » – à l’origine des conflits et de la violence.  Cette rivalité menace à tout moment de dégénérer en conflit généralisé, chacun voulant s’approprier ce qu’il perçoit, chez les autres, comme un manque en lui-même.  La désignation d’une victime expiatoire, d’un bouc émissaire aurait pour effet d’apaiser la tension haineuse, destructrice, qui se manifeste entre tous les membres d’une société donnée, en la canalisant sur un seul.  Ce mécanisme se vérifie à travers l’histoire de toutes les civilisations humaines, trouvant son expression ultime dans le récit de la Passion christique.

     

    J’ai toujours su que j’étais « différent ».  Dès ma plus tendre enfance, j’étais plus délicat que les autres garçons; plus sensible; plus craintif, aussi.  Aux jeux agités et violents de mes camarades, je préférais les jeux plus contemplatifs, plus inventifs des filles, qui permettaient de rêver et de se projeter dans un monde bien à soi.  Bien sûr, cela m’attirait des taquineries; mais ce n’était jamais très méchant, et mes parents étaient quand même fiers de leur fils aîné qui s’exprimait « comme un grand » et arrivait premier dans toutes les matières.  J’avais aussi des côtés plus « garçon », évidemment : par exemple, j’étais fou de hockey, une quasi religion qui se transmettait de génération en génération dans ma famille.  Très pieux, je croyais profondément à la bonté de chaque être humain et envisageais même d’embrasser la prêtrise – sans oser m’avouer à moi-même que ce qui m’attirait le plus, en fait, était la perspective de pouvoir porter des robes toute ma vie…

     

    Être différent, hors normes, non conforme est toujours dangereux, dans n’importe quelle société humaine : on est susceptible de devenir à tout moment la victime expiatoire des tensions qui minent la collectivité.  Il va sans dire que le fait d’avoir vécu pendant cinq ans en Afrique n’avait fait qu’exacerber mes différences : bien qu’étant Québécois de naissance, j’étais devenu étranger par mon accent, par mes manières, par ma culture. Enfant, j’avais été marqué par les nombreuses plaisanteries homophobes que j’entendais autour de moi; j’en avais conclu qu’être « tapette » était quelque chose de particulièrement risible et méprisable, et je réprimais avec terreur ces pulsions que je sentais déjà en moi.  Mais rien ne m’avait préparé à affronter le déferlement de violence, de mépris et de haine qui s’est abattu sur moi à l’adolescence.

     

    On ne pourra jamais surestimer les dommages à long terme que peut causer le saccage brutal d’une jeune conscience.  L’intimidation subie à l’école laisse des cicatrices à l’âme qui ne s’effacent jamais tout à fait.  L’adolescence est un âge particulièrement délicat de la vie, où l’on construit sa personnalité et apprend à socialiser.  J’avais treize ans quand le cauchemar a commencé.  J’en avais seize quand j’ai fait mon entrée au CEGEP; mais bien que les coups et les injures aient cessé de pleuvoir à ce moment-là, le cauchemar n’a pas pris fin pour autant.  Il m’a poursuivi pendant des décennies; il a empoisonné toute mon existence.  Il m’a fallu plus de quinze ans pour assumer ma bisexualité; plus de vingt pour comprendre que mon identité de genre n’était peut-être pas inextricablement liée à mon code génétique.

     

    Je n’ai pas vécu ma jeunesse : je l’ai subie.  Toute cette violence qui s’était abattue sur mes frêles épaules, je l’ai retournée contre moi; je me suis haï d’être qui j’étais, d’avoir les tendances que j’avais.  Je me suis appliqué à réprimer toute trace de féminité en moi, mis à part mes cheveux longs pour lesquels j’ai toujours éprouvé un attachement viscéral.  C’était la seule chose qui me rattachait à mon identité profonde.  Pour le reste, je négligeais mon hygiène, mon apparence et ma santé.  Je m’acharnais à saboter moi-même toutes mes entreprises, pour être bien certain de ne réussir en rien.  Évidemment, tous ces processus étaient largement inconscients; ce n’est que beaucoup plus tard, au terme d’une longue thérapie, que j’ai commencé à comprendre que ces comportements autodestructeurs étaient les résultats d’un terrible choc post-traumatique, et c’est alors que j’ai enfin pu amorcer ma guérison.

     

    Dans la vingtaine et la trentaine, j’ai plus d’une fois flirté avec la mort et la folie.  J’ai essayé toutes sortes de drogues, mais n’ai véritablement « accroché » qu’au cannabis – ce qui n’a pas arrangé ma tendance déjà marquée à la boulimie, accentuant d’autant mes problèmes d’embonpoint.  C’était un parfait cercle vicieux, tout devenant prétexte à me détester, à me mépriser moi-même davantage : plus j’étais gros, plus je me haïssais d’être gros et plus je me gavais pour étouffer mes émotions.  Plus j’échouais, plus je me persuadais de mon incapacité chronique à réussir quoi que ce soit, et plus je renonçais à mes rêves avant même d’avoir vraiment essayé de les atteindre.  Un refus d’éditeur était pour moi la preuve irréfutable que je ne deviendrais jamais écrivain; une audition ratée me démontrait, hors de tout doute, que je m’étais illusionné en me prenant pour un chanteur – même si l’on m’avait complimenté plus d’une fois sur la justesse et la beauté de ma voix, et sur la qualité de mes chansons.

     

    À force de me fuir, de me haïr, de me mentir, j’en suis venu à ne plus savoir du tout qui j’étais.  Je crois même avoir vécu quelques épisodes psychotiques : vers vingt-six ans, je me suis convaincu d’être une sorte de grosse larve gluante dotée de bras et de jambes, rosâtre et monstrueuse; à tel point que je ne comprenais pas comment les passants pouvaient soutenir ma vue sans détourner la tête avec dégoût.  J’en concluais qu’ils devaient être aveugles.  Cette impression était sporadique, mais tenace, et elle s’est poursuivie pendant près d’un an.  Cela ressemble à un récit comique, je m’en rends bien compte; mais à l’époque où je l’ai vécu, je n’avais pas envie de rire.  Pas du tout.

     

    Inutile de préciser que ma vie sociale en a souffert, et ma vie amoureuse plus encore.  J’étais le plus souvent solitaire, dépressif et, pour tout dire, assez peu fréquentable, tant mon mal de vivre créait un malaise partout où j’allais.  En amour, je n’ai jamais connu de relation satisfaisante et durable avec quiconque.  Était-ce le fait d’avoir été moi-même l’agneau du sacrifice?  J’avais développé une sorte de complexe messianique : incapable de me sauver, je m’étais mis en tête de sauver les autres.  De sorte que je fuyais toutes possibilités de vivre une relation harmonieuse avec une personne équilibrée et bien dans sa peau, alors que j’étais irrésistiblement attiré par les êtres chez qui je percevais une faille profonde, un manque affectif impossible à combler.

     

    Je n’étais peut-être pas le plus fort, le plus résilient; mon hypersensibilité naturelle n’a sûrement pas aidé.  Sans doute aurais-je dû consulter un psychologue ou un psychiatre beaucoup plus tôt.  Ma personnalité avait été détruite en grande partie, morcelée, ruinée; désemparé, atterré, en totale négation de moi-même, il m’a fallu près de trente ans pour m’arracher à ce bourbier.  Comment n’ai-je pas sombré tout à fait dans la toxicomanie ou la folie, et comment se fait-il que je ne me sois pas suicidé?  Un  certain nombre de facteurs ont contribué, malgré tout, à me sauver la vie; j’y reviendrai.

     

    Aujourd’hui, j’apprends enfin à me connaître; à m’accepter.  J’aurai bientôt cinquante ans et il me semble que je commence seulement à faire la paix avec moi-même, à reconstruire ma personnalité.  Je me considère comme un survivant; presque un miraculé.  Je n’en veux plus à mes bourreaux, pas plus qu’aux adultes qui m’entouraient à l’époque; mais je ne peux m’empêcher de penser que s’ils avaient compris, alors, l’ampleur du drame que je vivais, ils auraient pu m’épargner bien des souffrances inutiles par la suite.

     

    (À suivre.) 

     


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  • Commentaires

    1
    raie nette
    Jeudi 22 Mars 2012 à 17:09

    ♥ (je t'aime toi, cétu clair ?)

    D’après ce que je sais, et entendu, les bullies n’ont aucune idée de la douleur qu’ils causent. C’était vraiment un jeu, pour eux. Et les victimes ne savent pas ça, pas plus que les bullies. Quand parfois ils se rencontrent à cinquante ans et s’en parlent, l’un comme l’autre sont ébahis.  Ils leurs auraient été utile de le savoir en temps utile, c’est certain. Mais à l’adolescence: ils ne savent pas.

    2
    Bouvron Emmanuel
    Mardi 7 Août 2012 à 16:40

    Je viens d'achever la lecture de c etroisième volet et tes mots et maux me parlent. Quel exemple de pardon et réconciliation tu donnes et quelle belle réussite que d'avoir traversé tout cela en restant en vie et sans trop aggraver ton traumatisme!!! Aussi, les titres que tu donnes aux textes 2 et 3: "La peur au ventre", "Au fond du gouffre" expriment bien le chemin unique et universel qui mène ou peut mener tout à un chacun au suicide et au reniement et rejet total de soi. Ce chemin qui nous fait devenir celle ou celui que l'on ne nomme pas pour mieux le transformer en Chevalier Servant de l'Anneeau ( je trouve que The Lord of th Rings de John-Rueul-Randalf Tolkien est la plus belle image allégorique de ce que toi et moi sommes devenus dans le courrant de notre jeunesse.... Et je suis aussi certain que lorsque la cause du mal est identifiée et accueillie  toute quiétude et discernement, que la guérison peut commencer. Je vois là a ussi que mes intuitions se confirment: je m'inclinent humblement devant toi pour tant d'intelligence de coeur et de grandeur d'âme.

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