• CONFESSIONS D’UN REJET 2 : La Peur au ventre

     

    CONFESSIONS D’UN REJET 2 : La Peur au ventre

    La Peur au ventre

    Le souffle coupé, les yeux pleins de larmes, je me tordais de douleur sur le sol.  Je voyais à peine les pieds des élèves qui se dépêchaient de retourner en classe avant la cloche.  Personne ne s’arrêtait; personne ne faisait attention à moi.  Tout au plus faisait-on un détour pour m’éviter; autrement, j’aurais pu me croire invisible.  À un moment, il me sembla apercevoir des pieds chaussés de souliers vernis qui ne pouvaient appartenir qu’à un adulte; mais celui-là passa son chemin comme les autres.

     

    Je n’avais pas vu venir le coup.  D’habitude, c’étaient les bums de l’école qui me frappaient; les autres se contentaient de détourner pudiquement le regard.  Mais cette fois, l’élève qui m’avait agressé faisait partie des bollés, ceux qui avaient de bonnes notes et me considéraient généralement avec indifférence.  En passant à côté de moi dans le corridor, il m’avait murmuré à l’oreille « ton examen » et m’avait aussitôt décoché un formidable coup de poing à la hauteur du foie.  Il était grand et costaud, et l’attaque avait été si soudaine que je n’avais rien pu faire pour me protéger.

     

    Mon prof de français avait demandé à ses élèves de préparer, à tour de rôle, un examen de « compréhension de texte » que nous devions faire passer à la classe et corriger ensuite nous-mêmes.  Je soupçonnais que cette méthode pédagogique avait surtout pour fonction de lui enlever du travail, puisque le temps que nous passions à répondre aux questions et à corriger les réponses allégeait d’autant celui qu’il devait consacrer à préparer ses cours. Quoi qu’il en soit, la plupart des élèves rédigeaient des questionnaires parfaitement bidon, demandant, par exemple, quel était le nom du personnage principal alors qu’il était cité dans le titre – ce genre de choses.  Mais comme le français était ma matière forte, je m’étais appliqué à poser des questions pertinentes et avais corrigé les réponses avec rigueur, si bien qu’une bonne moitié de la classe avait échoué le test.

     

    Jusqu’alors, j’avais surtout subi de la violence raciste, à cause de mon accent « étranger », et homophobe, en raison de mes manières délicates et quelque peu efféminées.  Les insultes qui revenaient le plus souvent, quand les coups pleuvaient, étaient « maudit français » ou « osti d’fif », quand ce n’était pas « osti d’tapette de français ».  Et voilà qu’un troisième motif de rejet venait s’ajouter à la panoplie : on m’en voulait d’être trop bon élève, d’être trop exigeant envers moi-même et à l’endroit de mes camarades de classe.  La totale!

     

    Dans les semaines qui suivirent, les bollés qui, jusque là, m’avaient laissé relativement en paix se déchaînèrent contre moi.  Je ne pouvais plus ouvrir la bouche en classe, particulièrement en classe de français, sans être la cible de rires cruels et de quolibets.  Des élèves, qui ne m’avaient encore jamais adressé la parole, m’attendaient à la sortie des classes pour m’abreuver d’injures pendant les pauses.  « Tu t’prends pour qui, osti d’moumoune?  Tu t’penses meilleur que nous autres?  R’tourne donc d’où tu viens, face de babouin! »

     

    À la cafétéria, on me lançait des crocs-en-jambe pour me faire échapper mon plateau alors que je cherchais un coin de table isolé pour manger tranquille; j’étais ainsi privé de dîner presque un jour sur deux.  Dans la salle des casiers, on m’arrachait mon sac.  Les élèves se le lançaient les uns aux autres en riant de mes efforts désespérés pour l’attraper, après quoi ils en répandaient le contenu par terre et se dépêchaient de retourner en classe en me laissant ramasser les cahiers et les crayons dispersés un peu partout. De sorte que j'arrivais fréquemment en retard, sous les moqueries de mes bourreaux.

     

    Le pire, c'était les cours d’éducation physique.  Je n’étais pas très sportif, malgré ma passion de jeunesse pour le hockey.  Nous pratiquions presque uniquement des sports d’équipe et j’étais invariablement le dernier choisi.  Constamment humilié, j’étais conspué et même rudoyé par mes propres coéquipiers chaque fois que je ratais un jeu, ce qui était assez fréquent.  Le prof, pendant ce temps, regardait ailleurs.  Quand nous étions assis côte à côte sur un banc, l’un des passe-temps favoris de mes camarades consistait à donner un coup de poing sur l’épaule de leur voisin en lui disant : « Passe ça à l’autre! »  Il fallait alors se tourner vers son autre voisin et lui transmettre le coup de poing en répétant la phrase rituelle.  Je n’osais jamais frapper bien fort, car je savais que je risquais de le payer très cher après la classe.  Mes camarades en profitaient pour se moquer de moi en me traitant de « tapette »; eux, par contre, ne se gênaient pas pour me frapper de toutes leurs forces. Je sortais de là les bras couvwerts de bleus et la rage au cœur.

     

    Moi qui avais toujours adoré l’école, je me mis à la détester.  Le matin, je m’y rendais d’un pas lourd, la peur au ventre, tremblant de tous mes membres.  Je ne savais jamais d'où la prochaine attaque allait venir, mais je savais qu’elle viendrait, jour après jour, inexorablement.  Je me sentais pris au piège; je ne voyais pas d’issue à cet interminable cauchemar.  J’en venais presque à éprouver de la reconnaissance envers ceux qui se bornaient à m’insulter sans me cracher dessus ni me frapper.  Pire encore, je commençais à intérioriser toutes ces humiliations; je me traitais moi-même de « lâche », de « moumoune », de « gros bon à rien ».  Dans mon for intérieur, j’avais de moins en moins de valeur à mes propres yeux.

     

    Alors que j'avais retiré. tant de fierté, jusque là, de mes excellents résultats scolaires, mes notes se mirent à décliner. Mes parents s'en alarmaient et, pour ne rien arranger, me dispoutaient en me reprochant ma « paresse » et mon « je-m'en-foutisme ». Je voyais bien que mon père se désolait d'avoir engendré un fils aussi mou, incapable de se défendre et de se battre pour sa survie – alors que mon frère cadet, lui, ne reculait devant rien ni devant personne.  Tout cela ne faisait que me renforcer dans la conviction de ma foncière inaptitude et de mon inutilité.  Il ne se passait pas un jour sans que je songe sérieusement au suicide.  Je savais que mes parents m’aimaient, malgré tout, et la conscience du chagrin que je leur aurais certainement causé me retenait de passer à l’acte.  Mais plus d’une fois, il ne s’en est fallu que d’un cheveu.

     

    Ce qui me sidérait plus que tout, et qui me trouble encore aujourd’hui, c’est la lâcheté des adultes qui, à l’école, avaient la responsabilité de veiller sur moi.  Ayant été soigneusement encadré, protégé et choyé pendant toute mon enfance, rien ne m’avait préparé à faire face à cette négligence; à cette démission.  Je découvrais brusquement, avec effroi, que je ne pouvais désormais compter que sur moi-même.  À la maison, mes parents avaient leurs propres difficultés à surmonter – ils vivaient durement, eux aussi, le retour d’Afrique et la réadaptation au mode de vie nord-américain.  Je ne voulais pas les embêter avec mes problèmes, d’autant plus que j’en éprouvais de la honte; je devenais donc de plus en plus silencieux, renfrogné, introverti.  Les pauvres s’arrachaient les cheveux, ne comprenant rien à mon attitude.  « C’est la crise d’adolescence », disaient-ils en soupirant; « ça finira bien par lui passer ».

     

    Ça a fini par me passer, en effet.  Trente ans plus tard.  Trente ans à patauger au fond du désespoir.

     

    (À suivre.)

      


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  • Commentaires

    1
    rainette
    Dimanche 18 Mars 2012 à 03:59

    La cafétéria à l’heure du dîner, le gym pour le cours d’édu, le casier, la cour de récré, ce sont des endroits et des moments où on peut enfin relaxer après un cours difficile, se dégourdir. Mais non, tu ne pouvais décompresser. Il aurait fallu que tu apportes ton lunch et le manger dans la toilette pour manger à tous les jours merde. Tu devais rêver de changer d’école ? Tu aurais pu tout recommencer. Mais tu n’en parlais pas à tes parents, tu disais qu’ils étaient bien occupés avec leurs problèmes, tu ne voulais pas déranger. Trente ans…c’est terrible ! Ça t’a suivi tout au long de tes études et après ? Tu étais en dépression ? Je sais on aura la suite plus tard. Avec du recul, penses-tu que si tu t’étais planté devant un intimidateur et dire NON tu me toucheras pas, il aurait pu arrêter de te harceler ? Ou si ça n’aurait rien donné ? C’était des premiers de classe….je me demande s’ils ont bien réussi leur vie finalement. Et toi, quand as-tu pu suivre ta route sans regarder en arrière, sans avoir la peur au ventre ? 30 ans plus tard ? Est-ce vraiment la cause que tu définies qui les a fait devenir des « bully » ? (l’analyse de texte). Ils l’étaient p-ê avant et c’est toi tu l’as interprété ainsi. Il faut bien trouver une raison à ces conneries. Regarder dans les yeux. Trembler sans bouger. Dire NON. Ce doit être épouvantable cette anticipation pour l’ enfant intimidé. Mais une fois traversée, cette épreuve, et si ce n’était que ça? Je ne veux pas te faire sentir coupable, je me pose toujours des questions. Et j’en pose aux autres.

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    2
    rainette
    Dimanche 18 Mars 2012 à 04:04

    P.S. t'es cute aik ta coupe Justin Bieber.

    3
    Bouvron Emmanuel
    Mardi 7 Août 2012 à 16:16

    Ouuuuu!!!!! Que cette histoire me parle: sans être égocentrique, en te lisant ici, j'ai brusquement retrouvé la mémoire, et je te remercie du ond du coeur.... La tienne est particulièrement violente et m'aide à  accepter la violence de la mienne. Tout ce que tu écris ici ressemble étrangement à ce que j'ai au fond des viscères depuis des décennies, mais tu y mets des mots (les tiens, et que mon coeur auraient pu me faire dire.) Et ton vocabulaire, ton témoignage est je trouve,bien que rude, extrêmement  vivifiant quand je le lis alors que le torrent de larmes que j'ai si longtemps contenu est ENFIN en train de m'emporter et de me soulager. Bravo à toi Pascale pour la force dont tu as fait preuve et pour cette force de réconciliation et de pardon que tu es devenue aujourd'hui.

     

     

     

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