• CONFESSIONS D’UN REJET 1

    Plus dure sera la chute

     

    J’avais treize ans quand tout s’est effondré.  Le sol s’est brusquement ouvert et je me suis mis à tomber, tomber, tomber…  Autour de moi, la nuit devenait de plus en plus opaque et je tombais sans cesse.

     

    J’avais treize ans quand j’ai commencé à mourir.

     

    J’avais été, jusque là, un enfant choyé ; entouré ; aimé.  Un vrai petit garçon modèle, premier de classe, adoré de ses parents, apprécié de ses maîtres, envié de ses camarades à qui on le citait en exemple.  Un petit blondinet à l’imagination fertile, rempli de rêves et d’innocence.

     

    Je parle de ce petit garçon à la troisième personne parce qu’il ne m’appartient plus ; il ne fait plus partie de moi.  Il m’a été brutalement arraché ; je l’ai vu mourir à mes pieds.  Et c’est un peu de mon âme qui est morte avec lui.

     

    Au début des années 1970, ma famille a vécu pendant cinq ans à Yaoundé, au Cameroun.  Cinq ans, c’est une éternité, surtout au sortir de l’enfance.  Cinq ans à s’éveiller au monde, à s’ouvrir à une autre culture, à une autre vie.  Les Camerounais étaient des gens ouverts et chaleureux ; mes camarades de classe, là-bas, me traitaient comme un frère.  Jamais je n’ai subi d’ostracisme de leur part.

     

    Bien sûr, quand on vit en exil, on a tendance à idéaliser son pays natal.  En ce temps-là, le Cameroun était très pauvre ; on n’avait pas encore commencé à en exploiter les ressources minières et pétrolières, et la modernité s’y faisait toujours attendre.  Il n’y avait ni téléphone ni télévision, l’eau courante et l’électricité étaient réservées à une élite – dont nous faisions évidemment partie, nous, « riches » Occidentaux – et, dans les quartiers populaires, les égouts étaient à ciel ouvert.  Néanmoins, il y régnait une certaine douceur de vivre, au rythme lent des femmes qui battaient le mil en chantant et des troupeaux de zébus que des pâtres menaient à travers la ville sous un soleil de plomb, et nous étions heureux au milieu de ce peuple amical et souriant.

     

    Avec quelle fébrilité, néanmoins, nous avions préparé notre retour au Canada, au terme de ces cinq années de coopération ! La perspective de retrouver les parents, les amis ; de renouer avec l’hiver, ses jeux et ses sports, en particulier le hockey ; de réintégrer un monde efficace, rationnel, technologique, où les constructions robustes étaient bâties pour affronter la saison froide, où les autos étaient puissantes et confortables, et les routes larges et asphaltées, où les magasins regorgeaient de marchandises, où le téléphone facilitait les communications, où la télévision vous divertissait et vous informait tous les jours, où l’on pouvait boire l’eau du robinet sans l’avoir préalablement bouillie et filtrée : tout cela nous transportait ! Tout allait être tellement mieux là-bas, « chez nous » ! Et c’est avec une certaine ingratitude que nous tournions déjà le dos à ce qui avait été, pendant cinq ans, notre pays d’adoption, tout à notre impatience de regagner nos terres.

     

    La déception fut à la mesure des espoirs que nous avions caressés.  Avions-nous à ce point changé que nous ne pouvions plus comprendre ce pays, ses priorités et ses codes, ou était-ce le pays lui-même qui s’était métamorphosé entre-temps ? Nous ne nous étions certes pas attendus à ce que le retour soit aussi difficile ; aussi pénible la réadaptation au mode de vie frénétique et aux valeurs matérialistes de l’Amérique du Nord.

     

    Pour ne rien arranger, nous avions vécu à Matane avant notre départ pour l’Afrique et nous devions maintenant composer avec l’anonymat de la grande ville, Montréal, dans une enfilade de rues à perte de vue où l’on pouvait si aisément s’égarer, dans la cohue paniquante des foules toujours pressées aux visages fermés, indifférents.  Mon frère et ma sœur, plus jeunes, eurent au moins la chance de fréquenter des écoles de taille modeste, ce qui facilita quelque peu leur réintégration.  Pour ma part, j’étais inscrit en troisième secondaire à la polyvalente Lucien-Pagé, énorme bunker où se bousculaient plus de 2 000 adolescents pour qui j’étais un étranger au drôle d’accent mi-gaspésien, mi-camerounais, sous le regard morne de maîtres débordés qui ne voyaient en moi qu’un numéro matricule de plus.

     

    Octobre 1975.  C’est là que tout a commencé ; ou plutôt, c’est là que tout s’est achevé.  Lorsque j’ai perdu toute estime de moi, toute fierté, tout espoir, toute ambition, tout rêve d’avenir.  Lorsque ma joie de vivre s’est envolée d’un coup.  Je n’ai plus eu, bientôt, qu’un seul désir : que ça s’arrête enfin.

     

    Ça : les coups, les crachats, les moqueries, les injures, les humiliations.  Ça : la haine incompréhensible, le mépris, le rejet.  Ce qui allait devenir, pendant trois ans, mon lot quotidien ; ma seule identité ; ma seule vérité.

     

    Au cours des cinq années précédentes, j’avais eu largement le temps de fantasmer mon pays ; de rêver aux amis que j’allais m’y faire ; de magnifier les joies de mon enfance que je n’allais pas manquer d’y retrouver.  Et voilà que le sol se dérobait sous mes pieds.  Toutes les nuits, je pleurais en silence, suppliant le Bon Dieu de venir me chercher ou, mieux encore, de me ramener à Yaoundé, mon vrai, mon seul chez-moi.

     

    Le Québec, le Canada, décidément, ce n’était plus mon pays.  Ce n’était plus chez moi.  C’était l’horreur ; la terreur ; la lente, l’interminable agonie.

     

    J’avais treize ans et je venais d’entrer en enfer.  Pour très longtemps.

    (À suivre) 


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  • Commentaires

    1
    rainette
    Mercredi 15 Février 2012 à 21:10

    terrible cette histoire ? Tu as subi de l'intimidation ? Je serai là pour la suite

    2
    rainette
    Samedi 18 Février 2012 à 06:41

    j'ai noté...la suite demain :)

    3
    rainette
    Jeudi 15 Mars 2012 à 14:51

     un jour la suite viendra....procrastination ?

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    4
    Jeudi 15 Mars 2012 à 16:04

    Euh... Oui, j'avoue qu'il y a un peu de ça! 

    La suite en fin de semaine, c'est promis!

    5
    rainette
    Vendredi 16 Mars 2012 à 23:45

    je te watche....

    6
    Bouvron Emmanuel
    Mardi 7 Août 2012 à 16:00

    Je viens de lire ce premier volet de cette partie de ton existence Pascale.... Mon Dieu, comme ce genre de mort est vraiment difficile; ou devrais-je plutôt parler d'enfantement dans la douleur. Je m'emprese d'aller lire la suite.... Non pas par voyorisme mais parce que ce que je viens de lire de oi conforte mes premières intuitions: d'avoir rencontré en toi une vraie intelligence.

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