• Bizou

     

    Ne me parlez pas de téléchargement.  Pour qui aime la musique – toutes les sortes de musique – une collection de disques est une source inépuisable de plaisirs insolites.  L’incroyable créativité investie dans la conception de certaines pochettes, véritables objets d’art en soi.  Le bonheur de lire des notes de pochettes éclairantes, inspirantes, parfois déroutantes (celles de Bob Dylan, entre autres, sont célèbres).  La joie toute simple de classer ses disques et d’assister à des rencontres improbables quand, au hasard de l’ordre alphabétique, Blondie côtoie Black Sabbath, Adele précède Aerosmith, la Bolduc joue des coudes avec Bérurier Noir et Daniel Boucher, Haydn trinque avec Gershwin, et Billie Holiday fait de l’œil à Stéphane Grapelli.  C’est une passion ruineuse et ça prend de la place dans un logement – mais quand on aime, on ne compte pas.

     

    Lundi dernier, 4 juillet; le temps est au beau fixe et je sors, tout guilleret, de mon pèlerinage trimestriel chez mon disquaire préféré, La Note, rue Ontario, à Montréal, à deux pas du marché Maisonneuve.  Une petite boutique où l’on vend du neuf et de l’usagé, tenue par deux femmes qui sont de vraies passionnées comme on n’en fait plus et à qui je dois de nombreuses découvertes musicales fascinantes.  Cette fois-ci, la révélation s’appelle Veda Hille, une artiste épatante de Vancouver, superbe pianiste et chanteuse, qui écrit des chansons inspirées dans un style clair-obscur évoquant un peu Joni Mitchell, mais néanmoins très personnel.  J’ai aussi mis la main sur des disques rares de Nico, Buffy Sainte-Marie, John Cale et plusieurs autres.

     

    Le poing gauche fermé sur mon petit sac de plastique rempli à craquer de nouveaux trésors discographiques, je me dirige vers ma voiture garée un peu plus loin, juste en face du marché.  En passant devant la fontaine, je l’aperçois du coin de l’œil, de l’autre côté de la rue : un grand jeune homme maigre, début vingtaine, vêtu d’un short rouge, d’un tee-shirt verdâtre élimé et de gougounes de plage, le nez chaussé de lunettes de soleil à monture blanche qui se découpent nettement sur la peau brune de son visage.  Il fume une cigarette qu’il tient avec affectation et traverse la rue en se déhanchant, très efféminé, en me décochant un large sourire.  Il se dirige droit sur moi.  Impossible de l’éviter.

     

    Comme dans toutes les grandes villes du monde, les mendiants pullulent à Montréal, particulièrement en été.  Certains se contentent de vous tendre la main sans rien dire; d’autres, plus rares, ont l’honnêteté d’affirmer qu’ils cherchent de quoi se payer à boire ou s’offrir quelques milligrammes de paradis artificiels.  La plupart, toutefois, vous racontent les histoires les plus invraisemblables pour vous convaincre de leur céder quelques piécettes.

     

    « Pardon, monsieur, pouvez-vous m’accorder une minute? »

     

    Mon quêteux est poli, assez propre de sa personne malgré la pauvreté de sa tenue, et s’exprime dans un français châtié, légèrement maniéré.  Tout, en lui, exprime la féminité, malgré sa barbe de trois jours et ses épaules en trapèzes. Il me raconte qu’il arrive d’Haïti, qu’il n’a pas d’argent, pas accès à l’aide sociale, et qu’il lui manque douze dollars pour louer un camion afin de déménager ses affaires à Laval, où un logement l’attend.  Quelles affaires?  Je ne relève pas la contradiction; mais je me dis que ce type a autant l’air de quelqu’un qui s’apprête à louer un camion pour déménager en banlieue que moi d’une ballerine étoile du Bolchoï.

     

    Néanmoins, je ne peux m’empêcher d’éprouver une certaine compassion pour lui : pour un jeune Haïtien, comme pour quiconque est né dans un pays du Sud – à quelques exceptions près, comme au Brésil – il ne fait pas bon afficher une identité sexuelle ambiguë.  Quelle que soit sa véritable histoire, ce garçon doit se sentir bien seul à Montréal, sans doute rejeté par les siens, cherchant sa place dans cette ville de Blancs que son sort indiffère.  Une solitude errante dans la foule des passants.

     

    À moins que je ne me fasse encore du cinéma et que mon mendiant ne soit en train de se payer ma tête?

     

    Mi agacé, mi-amusé, et pressé d’en finir, je plonge ma main droite dans ma poche et, parce que le jeune homme m’est tout de même sympathique, je racle toutes les pièces de monnaie qui s’y trouvent – l’équivalent d’une dizaine de dollars, tout au plus.  Il contemple cette « fortune » quelques secondes, visiblement incrédule, avant de l’engouffrer prestement dans une poche de son short.  Il reste planté là, devant moi, tordant le bas de son tee-shirt entre ses doigts noueux.  Je m’apprête à faire un pas de côté, mais il interrompt mon geste en posant délicatement une main sur mon épaule.

     

     « Est-ce que je peux vous embrasser? »

     

    La question est tellement inattendue que je fige et m’entends lui répondre, comme dans un rêve : « mais non! »  Mais déjà, il me serre dans ses bras, tout contre lui, et dépose sur ma joue un chaste et tendre baiser.  Décontenancé, je lui rends son étreinte en passant ma main libre dans son dos et lui murmure à l’oreille : « bon courage! »  Ça ne dure qu’une seconde, mais le temps semble suspendu.  Je n’avais encore jamais vécu un moment pareil; c’est à la fois étrange et, curieusement, émouvant.  Un court instant de pure fraternité humaine.  Nous reculons d’un pas et, souriant de toutes ses belles dents blanches, il me lance, avant de me quitter : « que Dieu vous bénisse! »

     

    Bêtement, je me tâte de partout, pour m’assurer qu’il ne m’a pas fait les poches.  Les billets de banque sont toujours pliés au fond de ma poche; mes cartes de crédit, mon portefeuille et mes clés n’ont pas bougé non plus; mon poing gauche est encore serré sur mon sac de CD; ma montre est à mon poignet et mes lunettes sont sur mon nez.  J’ai honte, tout à coup, d’avoir souillé par mes soupçons ce geste d’affection.  Peut-être voulait-il vraiment déménager à Laval, après tout?

     

    Avant de regagner ma voiture, je le regarde s’éloigner, avec ce déhanchement si caractéristique qui avait tout d’abord attiré mon attention.  Silhouette avalée par la ville dans la chaleur de l’été.

     

    Je choisis un disque du groupe Love que je glisse dans le lecteur de CD.  En tournant la clé de contact, inexplicablement, j’ai la gorge nouée.

     


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  • Commentaires

    1
    Maggie B.
    Dimanche 17 Juillet 2011 à 00:35

    Je viens de vous découvrir. Quelle belle plume! Je reviendrai.

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    2
    la note
    Mercredi 23 Novembre 2011 à 22:07

    salut,

    J'aime bien ton blog c'est pour te dire que je ferme bientot samedi?

     

    si tu veux viens faire un tour a la note 4301 ontario

     

    merci beaucoup  pour tout tes encouragement a la note

     

    nicile

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