-
"Longtemps je fus ce poète conforme..." (Gaston Miron). J'ai très longtemps privilégié les formes fixes, classiques, avec rimes riches et césure au bon endroit, sans doute parce que j'étais obnubilé par les grands modèles romantiques -- Baudelaire, Hugo, Rimbaud, Verlaine, Nerval, Mallarmé, Charles Cros, sans oublier notre cher Nelligan... Face à ces maîtres, j'ai eu du mal à trouver ma propre voix, et l'influence de la poésie moderne ne s'est infiltrée en moi qu'au compte-gouttes. Néanmoins, cette discipline acquise par la pratique des formes fixes m'a permis d'écrire de nombreux textes de chansons, et d'affiner la musique de mes vers libres par la suite.
Permettez-moi de vous livrer aujourd'hui l'un de mes poèmes classiques, moins pour sa valeur intrinsèque que pour la douloureuse question qu'il soulève. Le drame de notre temps, on le sait, est celui de l'exclusion sociale, et la résistance qui s'organise un peu partout ces jours-ci vise à y mettre un terme. Mais quand on aura vaincu la violence économique et politique qui multiplie les laissés-pour-compte et les victimes collatérales, que ferons-nous des plus exclus de tous -- de ceux qui ne pourront jamais échapper à leur condition? Sommes-nous prêts à changer radicalement le regard que nous portons sur notre prochain -- même et surtout si sa vue peut nous paraître insoutenable? Je vous laisse méditer là-dessus...
l’Ode aux laids
On n’entend pas crier le ver ni l’araignée sous la semelle
Ni dans le bec de l’hirondelle
Pas plus que l’on ne voit crever le condamné dans son fauteuil
Haine pour haine et œil pour œil
Pourtant ce sont toujours les mêmes qu’on maltraite et qu’on agresse
La vie des gueux n’est qu’une ogresse
Plus ils sont laids plus on les cogne à force ils fleurent la charogne
Leur faiblesse rogne leur grogne
Tous les pouilleux tous les crasseux les gros les puants les hideux
Les mal vêtus les malchanceux
Les pas gâtés par la nature qui traînent leurs tristes figures
Du mauvais bord de la clôture
Bossus par devant par derrière et cabossés de l’intérieur
Humains d’une race inférieure
On les rejette on les déteste on les suspecte on les conteste
On n’accepte pas qu’ils protestent
Tous les affreux tous les pas beaux les boutonneux et les pieds bots
Les mal assortis à leur peau
Les évadés de chez Barnum les déclassés des muséums
Les oubliés des erratum
Tous les gluants tous les rampants les sangsues les rats les serpents
Les vilains petits cygnes blancs
Les gras du ventre et de la tête au front marqué par la défaite
Qu’on n’invite pas à la fête
Cibles de tous les persiflages c’est à vous que je rends hommage
Rouge de honte et vert de rage
Aux rejetons de l’infortune aux corps taillés comme des lunes
Aux estomacs couverts de dunes
À vous dont la vie ne veut pas qui n’avez pas assez d’appas
Pour paraître au dernier repas
À vous qu’on relègue à l’enfer amants du club des solitaires
Qui devez payer pour le faire
À vous cyranos pathétiques abandonnés par l’esthétique
Et la rectitude plastique
Cette cruauté sans limites à quoi dès l’enfance vous fîtes
Don de vos mines déconfites
Cette vocation douloureuse qu’une naissance désastreuse
N’a rendue que plus sulfureuse
Bouffons grimaçants pauvres fous faire-valoir preneurs de coups
Pantins moqués jusqu’au dégoût
La méchanceté des humains dont vous devinez le dédain
Quand vous vaguez sur leurs chemins
La monstruosité de cœur de ces corps souples et vainqueurs
À visages d’enfants de chœur
Les bousculades les bourrades les moqueries dont par bravade
Des anges vous font la parade
Les détournements de regards dont l’attention soudain s’égare
Qui s’évadent sans crier gare
Toutes ces vexations subies jour après jour depuis toujours
Dans votre chambranlant séjour
Dans vos squelettes tout tordus à quoi s’accroche la misère
Comme le sable à ses déserts
Tous ces rejets tous ces adieux qui vous ont abîmé les yeux
À tant dissoudre vos mirages
Tous vos rêves tous vos désirs cloîtrés dans la cage dont Dieu
Vous fit non le don mais l’outrage
Tous ces moments de solitude où vous cherchez par habitude
Un refuge dans le silence
Vous que l’infâme multitude a pourchassés sans lassitude
Et soupçonnés de pestilence
Toutes vos renonciations les chagrins et les frustrations
Que vous concédez à la peur
Sont autant de révélations sur la prétendue compassion
De vos frères et de vos sœurs
Car ce sont eux les misérables eux qui vous chassent de leurs tables
Et vous évitent s’il se peut
Eux dont la beauté détestable est d’une arrogance intraitable
Vos persécuteurs vaniteux
Plaignez les belles et les beaux tôt ou tard échoiront leurs baux
Ils vous rejoindront dans la tombe
Ils périront diminuendo mais vous mourrez en crescendo
Dans la gloire qui vous incombe
Vous régnez sur la pourriture et les composts dont la nature
Nourrit tout ce qui vit encore
Vous dont l’existence est torture il est juste que sa clôture
Vous laisse maîtres de la mort
Peuple de l’ombre et de la peur image du destin frappeur
Semeur d’angoisse et de stupeur
Tu rappelles par ta présence à ces obsédés de l’enfance
Qu’ils sont des monstres en puissance
L’âge comblera les écarts nous finirons tous au rancart
Tu auras la clé du placard
Déjà maître depuis longtemps de ces entrepôts d’impotents
Où nous conclurons notre temps
Quand la trompette sonnera l’heure des laides et des laids
Au soir du grand coup de balai
Quand Dieu concierge broiera tout dans ses limbes tout-à-l’égout
Pour effacer les contrecoups
Vous aurez pour vous la justice et ne craindrez plus les sévices
Ce sera la fin du supplice
Les différents les impotents les non conformes les pas blancs
Seront les maîtres de ce temps
Votre présent n’est qu’une erreur un rot du grand ordinateur
Le jeu d’un électron menteur
Une distorsion de l’image une ombre sur vos beaux visages
Un accroc dans le paysage
Au temps de l’amour à distance il est temps que tourne la chance
Qu’éclate enfin votre innocence
Amours putrides fleurs fétides corps luisants sillonnés de rides
Que vibrent vos ventres avides
Faites crever l’abcès des cœurs vous verrez trembler les vainqueurs
Vous entendrez chanter les chœurs
Enfoncez toutes les défenses brisez toutes les résistances
Soyez des monstres d’insistance
Il existe un autre univers où notre monde est à l’envers
Où les regards vont de travers
Un monde où votre gloire éclate où vos visages écarlates
Resplendissent sous les vivats
Frères gros chauves maigres laids à croûtes jaunes sans attraits
Que l’espoir a biffés d’un trait
Vous qui vivez de certitudes d’humiliations de lassitudes
De matins rauques d’hébétudes
Quand vous revivez votre enfance devant les miroirs du silence
Et quand vous maudissez la chance
Dans votre nuit souvenez-vous si le jour a raison de vous
Le crépuscule inverse tout
Que vienne enfin votre revanche rejets éperdus d’innocence
Empêtrés dans votre impuissance
On ne perçoit que ce qui passe et vous restez à votre place
À notre honte à notre face.
votre commentaire
Suivre le flux RSS des articles
Suivre le flux RSS des commentaires