• La Bonne attitude

    pièce en un acte

     

    La Fonctionnaire (mi-trentaine, tenue sévère, visage impassible);

    la Demandeuse (fin cinquantaine, bien mise avec un brin d’excentricité, fébrile)

     

    L’action se déroule dans un bureau de l’assurance-chômage.  La fonctionnaire compulse des dossiers derrière les barreaux de son guichet, très absorbée par l’application frénétique de tampons encreurs sur des liasses de papiers.  Tout au long de son échange avec la demandeuse, elle prendra des notes avec férocité et les ajoutera au dossier étalé devant elle.

     

    La Demandeuse : Madame…  Madame!

     

    La Fonctionnaire (sans lever les yeux de ses paperasses) : Prenez un numéro : on vous appellera.

     

    La Demandeuse : Mais j’ai déjà pris un numéro!…  Il y a plus d’une heure que j’attends, et vous n’avez encore appelé personne!

     

    La Fonctionnaire (agacée) : Quel numéro avez-vous?…

     

    La Demandeuse : Le quarante-neuf.

     

    La Fonctionnaire : Vous êtes la prochaine.  Retournez vous asseoir, ça ne sera pas long.

     

    La Demandeuse : Retourner m’asseoir dans votre salle d’attente d’hôpital?…  Dans votre… antichambre de la mort?…  Il n’en est pas question!

     

    La Fonctionnaire : Comme vous voudrez.  (Elle se replonge dans son travail, sans plus prêter attention à la demandeuse qui, mal à l’aise, essaie de se donner une contenance.  Au bout d’un moment, la fonctionnaire assène un dernier coup de tampon encreur, plus sonore que les autres, puis range la liasse de papiers dans un épais dossier qu’elle emporte en coulisses.)

     

    La Demandeuse : Madame!…  Mad…  (Restée seule.)  Ah! ça, c’est trop fort!…  Elle est partie!…  Peut-être qu’elle ne m’a pas vue?…  Dans ce cas, elle a sûrement besoin de lunettes… ou alors, c’est moi qui suis devenue transparente!…  C’est un monde, quand même…

     

    La Fonctionnaire (revenant dans la salle, un mince dossier sous le bras) : Numéro quarante-neuf!

     

    La Demandeuse (se retournant) : Présente!

     

    La Fonctionnaire (haussant la voix) : Numéro quarante-neuf?…

     

    La Demandeuse (en aparté) : Ma parole, elle n’est pas seulement myope : elle est aussi dure d’oreille!…  (Elle agite frénétiquement les bras.)  Youhou!…  Madame la fonctionnaire!…  C’est ici!…  Je suis là!…  Le quarante-neuf, c’est moi!  (La fonctionnaire regarde la demandeuse avec un haussement d’épaules, et revient sans se hâter se placer derrière son guichet.)  Eh! bien, ce n’est pas trop tôt!…

     

    La Fonctionnaire (avec un soupir) : Que puis-je faire pour vous, aujourd’hui?…

     

    La Demandeuse : Toujours la même chose, vous le savez bien : je veux savoir où en est mon dossier!

     

    La Fonctionnaire : Votre dossier est en souffrance.

     

    La Demandeuse : Vraiment?!…  Et de quoi souffre-t-il?

     

    La Fonctionnaire : Ce n’est pas lui : c’est vous.

     

    La Demandeuse : Moi?!…  (Elle se tâte.)  Mais je ne suis pas souffrante!  Je n’ai mal nulle part!…  De quoi parlez-vous?

     

    La Fonctionnaire : Vous n’avez pas la bonne attitude.

     

    La Demandeuse : Pas la bonne attitude?…  Qu’est-ce que ça veut dire, pas la bonne attitude?…  Je ne suis pas assez lèche-cul pour vous?…  Déculottez-vous, madame, on verra ensuite si je peux vous être utile à quelque chose!

     

    La Fonctionnaire (glaciale) : Le Ministère n’est pas convaincu que vous êtes vraiment intéressée à obtenir un emploi.

     

    La Demandeuse : Le Ministère?…  Qui c’est, ça, « le Ministère »?…  On peut le rencontrer?…  Y a-t-il moyen de lui parler?…  Et pourquoi cet imbécile n’est-il pas convaincu que je désire obtenir un emploi?…  Mais je le désire plus que tout, cet emploi, moi!…  Plus que la vie même; tenez, presque autant que… — non, vous ne comprendriez pas…  Un emploi!…  Mais c’est ma seule raison de vivre, ma chère madame!…  La seule, n’en doutez pas!

     

    La Fonctionnaire : Vous ne correspondez à aucun profil d’emploi répertorié.

     

    La Demandeuse : Pourtant, madame, j’ai travaillé toute ma vie, je vous l’assure!…  J’ai eu mes enfants très jeune…  Vous avez des enfants, madame la fonctionnaire?…  Non?…  Bon, ça ne fait rien; mais si vous aviez eu des enfants, vous sauriez que…

     

    La Fonctionnaire (l’interrompant sèchement) : Le Ministère ne s’intéresse pas à votre vie privée.  Seules sont prises en compte les données de votre dossier d’emploi.

     

    La Demandeuse : Eh! bien, le Ministère a tort!…  Élever des enfants, ce n’est pas un emploi, peut-être?…  Les allaiter, les bichonner, les langer, les consoler la nuit quand ils ont un gros chagrin…

     

    La Fonctionnaire : Le Ministère ne s’intéresse pas à votre vie privée.  Seules sont prises en compte les données…

     

    La Demandeuse : …De mon dossier d’emploi, je sais!…  Mais vous avez grand tort, décidément, de ne vous intéresser qu’à lui : il ne dit pas grand chose de ma vie, mon dossier d’emploi, savez-vous!…  Il ne dit rien de qui je suis vraiment : j’ai été serveuse, réceptionniste, vendeuse itinérante, femme de ménage, concierge, téléphoniste, plongeuse, danseuse du ventre, jongleuse dans un cirque…  Des mots, tout ça!…  Rien que des mots!

     

    La Fonctionnaire (feuilletant le dossier avec dédain) : Je vois ici que vous avez fait du… théâtre?

     

    La Demandeuse : Si j’ai fait du théâtre!…  Mais, ma chère madame, je n’ai vécu que pour le théâtre!…  Vous connaissez Shakespeare?  To be or not to be : « Être ou ne pas être »…  Me demander si je fais du théâtre, c’est me demander si j’existe!…  Le théâtre, c’est ma passion, dans tous les sens du terme : c’est l’amour fou et le chemin de croix, c’est mon supplice et mon orgasme…  D’ailleurs, on ne fait pas du théâtre, madame la fonctionnaire : c’est le théâtre qui vous « fait ».  On entre là-dedans comme en religion : c’est une vocation, c’est une ascèse, c’est un sacerdoce!…  Ah! le théâtre!…

     

    La Fonctionnaire : Si vous êtes actrice, vous pouvez sûrement obtenir un emploi.

     

    La Demandeuse (pleine d’espoir) : Vraiment?…  Vous connaissez un metteur en scène qui cherche une comédienne sur le retour pour jouer un rôle de mère?  Donnez-moi vite son nom, que je l’appelle sur l’heure : ne cherchez plus, cher maître, je suis là!…

     

    La Fonctionnaire : Le Ministère n’est pas une agence d’artistes.  Il y a des impresarios pour ça.

     

    La Demandeuse : Des impresarios…  Mon dernier m’a laissée tomber comme une vieille chaussette il y a trois ans, à la veille de Noël, et depuis…

     

    La Fonctionnaire : Le Ministère ne peut en aucun cas être tenu responsable de l’inemployabilité des demandeurs.

     

    La Demandeuse : « Inemployabilité… »  Quel mot cruel, et comme il décrit bien la situation d’une comédienne vieillissante…  « Inemployabilité » : c’est un mot qui claque comme un fouet, comme une condamnation sans appel…

     

    La Fonctionnaire : Si vous ne correspondez pas aux exigences de l’emploi, perfectionnez-vous ou recyclez-vous dans un autre secteur d’employabilité.

     

    La Demandeuse : Me perfectionner…  Me recycler…  Vous ne m’avez pas bien regardée, madame la fonctionnaire : j’aurai bientôt soixante ans!…  Vous croyez que c’est un âge où l’on peut entreprendre une nouvelle carrière?

     

    La Fonctionnaire : C’est bien ce que je disais : vous n’avez pas la bonne attitude.

     

    La Demandeuse : Pas la bonne attitude…  Eh! bien, expliquez-moi, madame la fonctionnaire!…  Dites-moi ce que je dois faire pour avoir la bonne attitude…  Expliquez-moi au juste ce que le Ministère attend de moi!

     

    La Fonctionnaire : Le Ministère n’attend rien de vous : c’est vous qui attendez tout de lui.  La demandeuse, c’est vous.

     

    La Demandeuse : Mais je n’ai pas la bonne attitude…

     

    La Fonctionnaire : Voilà : c’est tout le problème.

     

    La Demandeuse : Très bien…  Les problèmes sont faits pour être réglés, pas vrai?…

     

    La Fonctionnaire : Cela dépend entièrement de vous.

     

    La Demandeuse (pour elle-même) : All the world’s a stage…

     

    La Fonctionnaire : Pardon?

     

    La Demandeuse : « Le monde entier est une scène de théâtre » : c’est du Shakespeare, encore…

     

    La Fonctionnaire : Vous n’êtes pas au théâtre, ici : vous êtes dans la réalité.

     

    La Demandeuse : Vous croyez, vraiment?…  Que savez-vous de la réalité, madame la fonctionnaire?…  Et que savez-vous du théâtre?…  Vous croyez que c’est réel, tout ça?…  Ce décor, cette mise en scène, ces conventions…  Vous croyez vivre dans la réalité?…  Mais non, ma petite dame, détrompez-vous : nous avons tous un rôle à jouer dans cette mauvaise pièce, et vous me paraissez maîtriser le vôtre à la perfection!  Alors, de grâce, donnez-moi vite mes répliques, que je puisse jouer sur la même scène que vous!…  Une fois pour toutes, dites-moi quel est mon rôle!…

     

    La Fonctionnaire : Madame, je vous ai dit que votre dossier était en souffrance; c’est malheureusement tout ce que j’ai à vous dire pour le moment.  Maintenant, si vous n’avez plus d’autres questions, je vous conseille de rentrer chez vous.  J’ai du travail, moi : je n’ai pas le temps de « jouer », comme vous dites.  L’un de nos agents vous rappellera s’il y a du nouveau.  (Elle s’apprête à refermer le dossier.)

     

    La Demandeuse : Eh! là!…  Pas si vite!…  Et moi, là-dedans?…  Qu’est-ce que je vais devenir?…  Y avez-vous pensé?

     

    La Fonctionnaire (surprise) : Que voulez-vous dire?…

     

    La Demandeuse : Penser : appliquer son intelligence à une activité purement abstraite, qui consiste essentiellement à débroussailler la jungle de nos impressions et de nos émotions pour mieux embrasser la réalité dans son ensemble.

     

    La Fonctionnaire : Je vous prie de garder vos sarcasmes pour vous.  Je ne suis pas payée pour penser, mais pour appliquer les directives du Ministère.  Et je ne vois pas l’utilité pour moi d’embrasser votre réalité : la mienne me suffit.

     

    La Demandeuse : Eh! bien, ça explique pas mal de choses!…  Si vous vous contentez de cette réalité de carton-pâte, je ne m’étonne plus que vous ayez l’air aussi blasée à votre âge!…

     

    La Fonctionnaire : Vos sarcasmes coulent comme mon indifférence sur le dos de votre canard.  Si vous avez une réclamation à adresser…

     

    La Demandeuse : Mais enfin, madame la fonctionnaire…  Je me tue à vous dire que je suis sans ressources, à la dernière extrémité, sans rien à manger depuis des jours…

     

    La Fonctionnaire : Votre mari peut vous faire vivre.

     

    La Demandeuse : Ha!…  Mon mari!…  Il est parti chercher des allumettes il y a vingt ans, et il n’est pas encore rentré!

     

    La Fonctionnaire : D’après nos dossiers, pourtant, vous n’êtes pas divorcée.

     

    La Demandeuse : Divorcer!…  Et comment?…  Je viens de vous dire que mon mari a disparu sans laisser d’adresse!…  On ne peut pas divorcer d’un fantôme!

     

    La Fonctionnaire : Vos enfants sont adultes.

     

    La Demandeuse : J’ai un fils de vingt-cinq ans : il chante dans un groupe punk et vit de l’air du temps dans un squat, avec quatorze de ses amis tout aussi fauchés que lui…  Quant à ma fille…  elle ne m’a plus donné signe de vie depuis cinq ans : depuis qu’elle est entrée dans la secte des Enfants de Dieu…  Elle aura vingt-huit ans dans trois jours…

     

    La Fonctionnaire : Vous n’avez pas de la famille proche, des amis qui pourraient vous aider?

     

    La Demandeuse : Mes parents sont morts, et le reste de la famille m’a reniée depuis longtemps : pensez, une comédienne, une saltimbanque!…  Dans une famille d’ultra cathos qui comptait trois curés, un évêque et je ne sais plus combien de bonnes sœurs!…  Sacrilège!…  Brebis galeuse!…  Suppôt de Satan!…  Mouton noir!…  Quant à mes amis, ils font ce qu’ils peuvent pour m’aider, mais ce sont tous des artistes : par conséquent, ils ne sont pas plus riches que moi…

     

    La Fonctionnaire : Vous auriez dû mieux surveiller vos fréquentations et celles de vos enfants.

     

    La Demandeuse : Dites donc, ma petite dame, qu’est-ce que ça veut dire, « surveiller mes fréquentations »?…  Nous sommes dans un pays libre, que je sache : j’ai quand même droit à ma vie privée!…

     

    La Fonctionnaire : Quand on vit aux crochets des autres, on n’a pas de droits : seulement des obligations.

     

    La Demandeuse (estomaquée) : Attention à ce que vous dites, madame la fonctionnaire : je pourrais porter plainte contre vous pour langage abusif!

     

    La Fonctionnaire : Page trois cent quatre-vingt-onze du manuel.

     

    La Demandeuse : Pardon?…

     

    La Fonctionnaire (prenant un gros ouvrage derrière elle et le brandissant, ouvert, sous le nez de la demandeuse) : Regardez : c’est écrit là, en haut de la page.  « Quand on vit aux crochets des autres… »

     

    La Demandeuse : « …On n’a pas de droits : seulement des obligations. »  Et c’est signé…

     

    La Fonctionnaire (yeux mi-clos, avec une ferveur quasi religieuse) : Joseph K., sous-ministre adjoint à la répression des fraudes du public.

     

    La Demandeuse : Mais ce n’est pas un article réglementaire!…  Seulement une citation en tête de chapitre!

     

    La Fonctionnaire : Et alors?  C’est la même chose.  Songez que ça vient de notre sous-ministre adjoint…

     

    La Demandeuse : …À la fraude publique, je sais…

     

    La Fonctionnaire : Toujours vos sarcasmes.

     

    La Demandeuse : Madame, une vie de dur labeur m’a donné droit au sarcasme devant l’iniquité…  Quant à votre sous-ministre adjoint, c’est un goujat et un abruti!…

     

    La Fonctionnaire (choquée) : Oh!…

     

    La Demandeuse : Saviez-vous, madame la fonctionnaire, que la pauvreté n’est pas un vice, et que personne ne l’a choisie?…  Et puis, je ne vois pas en quoi votre citation débile peut s’appliquer à mon cas : j’ai payé mes impôts et j’ai cotisé à la caisse d’assurance-chômage toute ma vie, moi, madame!…  Cet argent que j’ai investi m’appartient, j’y ai droit!…  Vous ne pouvez pas me retirer ce droit!…

     

    La Fonctionnaire : Vous n’avez pas commencé à cotiser avant l’âge de trente-cinq ans.

     

    La Demandeuse : De vingt à trente-cinq ans, j’ai fait du théâtre et des enfants…  J’ai occupé simultanément deux emplois à plein temps : est-ce ma faute si votre Ministère n’en reconnaissait aucun des deux?…  Si j’avais pu cotiser, je l’aurais fait; mais avec quel argent, dites-moi?…  J’ai crevé de faim pendant toutes ces années-là…

     

    La Fonctionnaire : Je vous l’ai déjà dit : le Ministère ne s’intéresse pas à votre vie privée.  Mais nous aidons en priorité les demandeurs qui ont les meilleures chances d’obtenir un emploi à long terme.  Vous n’appartenez pas à cette catégorie de demandeurs d’emploi.

     

    La Demandeuse : Je m’en fiche!…  Je veux mes prestations d’assurance-chômage!…  J’y ai droit!

     

    La Fonctionnaire : En tant qu’artiste, vous avez le statut de pigiste : vous n’êtes donc pas admissible aux prestations.

     

    La Demandeuse : J’ai pourtant travaillé ces six derniers mois…

     

    La Fonctionnaire : …Comme préposée à l’entretien des cageots à légumes, je sais.  Six mois tout juste : le minimum.

     

    La Demandeuse : L’emploi est saisonnier…  J’ai dépanné des copains, et ils m’ont dépannée en retour…

     

    La Fonctionnaire : C’est bien ce que je pensais : ce n’était pas vraiment un emploi sérieux.

     

    La Demandeuse : Pas sérieux?!…  Regardez mes mains, madame la fonctionnaire : osez me dire que ces mains-là n’ont pas souffert pour gagner leur pain!…

     

    La Fonctionnaire : L’état de vos mains n’est pas pertinent au dossier.  Maintenant, si vous avez fini…

     

    La Demandeuse : Mais enfin, comment puis-je vous atteindre?…  N’êtes-vous pas une femme?!…  Vous n’avez donc rien d’humain?!

     

    La Fonctionnaire (piquée) : Ah! surveillez votre langage, madame : votre statut de demandeuse ne vous donne pas le droit de m’insulter!

     

    La Demandeuse : Tiens!…  C’est bien la première fois que je vous vois réagir normalement…

     

    La Fonctionnaire : Je réagis « normalement » à toutes les situations, madame, pour la bonne raison que mes réactions sont toutes normalisées : tout a été prévu dans le manuel de l’agent.  Rien de ce que je vous dis ne vient de moi : tout est écrit là.

     

    La Demandeuse : Eh! bien madame la fonctionnaire « normalisée », regardez-moi : que voyez-vous?

     

    La Fonctionnaire : Une demandeuse d’emploi de catégorie E-L, c’est-à-dire, à employabilité limitée.  Dossier en souffrance numéro trois cent quatre-vingt-douze « C ».

     

    La Demandeuse : Je ne suis pas un numéro : je suis une femme!…  Une femme pareille à vous, madame la fonctionnaire!…  Une vieille femme fatiguée, usée par l’existence, qui a travaillé dur toute sa vie pour des salaires infinitésimaux et une reconnaissance minimale…

     

    La Fonctionnaire : Le Ministère n’y peut rien, si vous n’avez pas su gérer convenablement votre cheminement de carrière…

     

    La Demandeuse : Ah! mais je ne me plains pas!…  N’allez pas croire!…  Ma carrière d’actrice m’a apporté son lot de frustrations et de désillusions, mais j’ai parfois donné du bonheur aux gens… et ça, rien ni personne ne pourra me l’enlever!…  Toutes ces années de travail acharné, tous les efforts que j’ai investis valaient bien ces quelques instants de pure magie!

     

    La Fonctionnaire : Des efforts?  Quels efforts?  Personnellement, j’ai déjà vu des artistes chanter, danser, jouer la comédie, faire les clowns, mais je n’en ai encore jamais vu travailler.

     

    La Demandeuse : Je suis muette d’admiration devant l’étendue de votre ignorance!…

     

    La Fonctionnaire : Madame, je suis désolée d’avoir à vous le dire, mais vous êtes désagréable et mal élevée.  Vous venez ici tous les jours, vous embêtez tout le monde avec vos histoires sans queue ni tête, et votre dossier n’avance pas.  Laissez-nous faire notre travail en paix.

     

    La Demandeuse : C’est dans le manuel, ça aussi?…

     

    La Fonctionnaire : Page huit cent soixante-seize, paragraphes dix et douze : « Cas problèmes ».  Voulez-vous vérifier?

     

    La Demandeuse : Pas la peine, je vous crois sur parole… mais j’aimerais bien savoir en quoi je suis un cas problème?…  J’ai fait mes six mois, non?…  Comme un bon forçat : j’ai payé ma dette à la société!…

     

    La Fonctionnaire : Je vous l’ai dit, quel est votre problème.

     

    La Demandeuse : Ah! oui, mon attitude!…  Vous n’avez pas honte de jouer les fachos en faisant la morale aux gens de cette façon?…  Qu’est-ce que vous lui trouvez, à la fin, à mon attitude?!…

     

    La Fonctionnaire : Votre attitude est non-conforme aux exigences minimales du Ministère.

     

    La Demandeuse : Oh! mais vous m’agacez!…  De quel droit me faites-vous la leçon?…  Savez-vous, madame la fonctionnaire, que je pourrais être votre mère?…

     

    La Fonctionnaire : Ça m’étonnerait : ma mère est morte il y a cinq ans.

     

    La Demandeuse : Condoléances…

     

    La Fonctionnaire : Pas de quoi.  Avez-vous fini?

     

    La Demandeuse : Au contraire, je ne fais que commencer, j’en ai peur…

     

    La Fonctionnaire (résignée) : Bon!…  Que voulez-vous savoir, encore?…

     

    La Demandeuse : Je veux savoir ce que j’ai pu dire ou faire qui vous a tellement déplu…  Je veux savoir pourquoi je suis blacklistée!

     

    La Fonctionnaire : Pas « blacklistée » : en souffrance, catégorie E-L.

     

    La Demandeuse : Qu’est-ce que ça signifie, « en souffrance »?

     

    La Fonctionnaire : Ça signifie que l’étude de votre dossier a été temporairement suspendue, en attendant un complément d'enquête.

     

    La Demandeuse : Et quand doit-il être complété, ce « complément d’enquête »?…

     

    La Fonctionnaire : Dans un délai de six mois à un an.

     

    La Demandeuse (catastrophée) : Six mois à un an!…  Mais c’est… une éternité!

     

    La Fonctionnaire (ironique) : Oui, je sais, c’est un long processus.  Mais en attendant, vous pouvez toujours vous adresser à l’assistance sociale.

     

    La Demandeuse : L’assistance sociale?…  Je suis allée les voir une fois, il y a trois ans…

     

    La Fonctionnaire : Et alors?

     

    La Demandeuse : Alors, ils m’ont répondu qu’en tant que pigiste, je n’avais pas droit à leurs prestations de survie minimale!

     

    La Fonctionnaire : Si vous êtes pigiste pour eux, vous ne l’êtes pas moins pour nous.

     

    La Demandeuse : Vous ne comprenez donc pas que ma carrière d’actrice est pratiquement terminée?…  La dernière fois que je suis montée sur scène, c’était il y a deux ans, et encore, dans un spectacle autogéré qui ne m’a pas rapporté un sou!…

     

    La Fonctionnaire : Il faut savoir regarder les choses en face : si personne ne vous engage dans votre branche d’activité, ça signifie sans doute que vous ne possédez pas les qualifications requises.

     

    La Demandeuse : Vous prenez vraiment plaisir à humilier les gens, vous!…

     

    La Fonctionnaire : Madame, la notion de « plaisir » ne fait pas partie de mes attributions.

     

    La Demandeuse : Ça se voit!…  Mais vous n’y êtes pas du tout : j’ai été une actrice célèbre, figurez-vous!…

     

    La Fonctionnaire : C’est drôle, je ne vous ai jamais vue à la télévision.

     

    La Demandeuse : Vous n’allez donc jamais au théâtre, madame la fonctionnaire?…

     

    La Fonctionnaire : Jamais.  Je n’en vois pas l’utilité.

     

    La Demandeuse : Et c’est moi que vous trouvez vulgaire!…

     

    La Fonctionnaire : Pas vulgaire : non conforme.  Votre langage est déplacé.

     

    La Demandeuse : Par exemple?…

     

    La Fonctionnaire : Je ne suis pas censée vous donner des exemples : c’est confidentiel.  Mais j’ai tout noté au dossier.

     

    La Demandeuse : Mais c’est ignoble!…

     

    La Fonctionnaire (ajoutant une note au dossier) : Vous voyez?  C’est un exemple.

     

    La Demandeuse : À ce compte-là, je ne vois pas bien qui pourrait trouver grâce à vos yeux…

     

    La Fonctionnaire : Tout le monde n’est pas comme vous, heureusement.

     

    La Demandeuse : Vous voulez dire que les autres se laissent tondre sans réagir?!…

     

    La Fonctionnaire : Encore des sarcasmes?

     

    La Demandeuse : Je le vois bien que vous n’aimez pas beaucoup mon esprit caustique, madame la fonctionnaire!…  Mais ce n’est pas une raison pour…

     

    La Fonctionnaire (l’interrompant sèchement) : Madame, ce que j’aime ou n’aime pas n’est absolument pas pertinent à l’étude de votre dossier.  Mais puisque vous insistez, je vais quand même vous le dire : je n’aime pas votre façon de m’appeler constamment « madame la fonctionnaire ».  J’ai un nom, moi aussi : je m’appelle…

     

    La Demandeuse : …Le Ministère, je sais!…

     

    La Fonctionnaire (ajoutant une nouvelle note au dossier) : Encore un exemple.

     

    La Demandeuse : Je n’y peux rien, si vous n’avez aucun sens de l’humour…

     

    La Fonctionnaire : Je n’ai rien contre l’humour, mais j’accepte difficilement que vous veniez ici pour insulter le Ministère.

     

    La Demandeuse : Moi, j’ai insulté le Ministère?…

     

    La Fonctionnaire : Vous l’avez traité d’imbécile, et aussi de « fasciste » : langage typique d’un esprit infantile qui n’aspire qu’à plonger la société dans le chaos.  Vous avez aussi injurié notre vénéré sous-ministre adjoint…

     

    La Demandeuse : …À la répression du public!…  Est-ce tout?…

     

    La Fonctionnaire : Vous avez même tenté de me soudoyer en me faisant des avances d’ordre sexuel.

     

    La Demandeuse (pouffant) : Parce que je vous ai dit de vous déculotter?!…  Mais vous êtes folle!…  Cette femme est folle!…

     

    La Fonctionnaire : Toute agression verbale ou physique contre les personnes à l’emploi du Ministère doit être notée au dossier du demandeur qui s’est rendu coupable de ladite agression.

     

    La Demandeuse : Mais enfin, madame la fonctionnaire, c’était une façon de parler!…  Vous n’avez pas vraiment cru que je voulais vous…  Oh! mais c’est une maison de fous, ici!

     

    La Fonctionnaire (écrivant toujours) : Vous venez encore d’insulter le Ministère.

     

    La Demandeuse : Alors, on ne peut rien vous dire, à vous?…

     

    La Fonctionnaire : Je suis là pour répondre aux questions des demandeurs qui sont pertinentes à leur dossier, pas pour écouter les élucubrations d’une…

     

    La Demandeuse : …D’une?…

     

    La Fonctionnaire : D’une demandeuse de catégorie E-L dont le dossier est en souffrance.

     

    La Demandeuse : Il n’est pas seul à souffrir, mon dossier : je souffre aussi, savez-vous?…

     

    La Fonctionnaire : Si vous êtes souffrante, il y a des hôpitaux pour ça.  Et c’est gratuit.

     

    La Demandeuse : Les hôpitaux ne donnent pas à manger aux miséreux!…

     

    La Fonctionnaire : Il y a les soupes populaires, les banques alimentaires…

     

    La Demandeuse : …Et les hôpitaux ne paieront pas mon loyer!…

     

    La Fonctionnaire : Le Ministère n’a jamais eu pour fonction de loger les demandeurs.  Si le coût de votre loyer est trop élevé pour vos moyens, déménagez!

     

    La Demandeuse : Déménager?…  Et comment?…  J’habite le même logement depuis quinze ans, et je ne paie que deux cent dollars par mois : vous connaissez moins cher, vous?…

     

    La Fonctionnaire : Tout le monde est capable de trouver deux cent dollars par mois.

     

    La Demandeuse : Et que croyez-vous que je suis en train de faire, en ce moment?…

     

    La Fonctionnaire : Vous me faites perdre mon temps.  Et j’ai du travail.

     

    La Demandeuse : Désolée d’accaparer votre précieux temps, madame la fonctionnaire, mais sachez bien que je ne partirai pas d’ici avant d’avoir obtenu les réponses que j’attends!…

     

    La Fonctionnaire : Quelles réponses?  J’ai déjà répondu à toutes vos questions.

     

    La Demandeuse : Vous répondez à côté!…  Vous vous fichez du monde!…

     

    La Fonctionnaire : C’est vous qui persistez à ne pas comprendre.  Vous faites preuve de mauvaise foi.  C’est navrant.

     

    La Demandeuse : Toujours mon attitude?!…

     

    La Fonctionnaire : Voilà.

     

    La Demandeuse : Vous n’avez pas le droit de manipuler ainsi les gens!…  C’est du pur nazisme!…

     

    La Fonctionnaire (écrivant) : Encore des insultes.

     

    La Demandeuse : Vous pouvez ajouter toutes les notes que vous voudrez à mon dossier, mais vous ne m’empêcherez pas de vous dire ce que j’ai sur le cœur!…

     

    La Fonctionnaire : Je ne suis pas payée pour écouter vos états d’âme.

     

    La Demandeuse : Vous êtes payée pour quoi, au juste?…  Et par qui?…

     

    La Fonctionnaire : Je suis payée par le Ministère pour répondre aux questions des demandeurs… quand elles sont pertinentes à leur dossier.

     

    La Demandeuse : Vous êtes payée par le Ministère, sans doute, mais avec l’argent des contribuables!…  De simples citoyens, comme moi, qui sont écrasés d’impôts pour faire vivre grassement des parasites tels que vous!…

     

    La Fonctionnaire : Madame, je ne vous permets pas…

     

    La Demandeuse : Vous ne me permettez pas?!…  Vous ne me permettez pas?!…  Quelle permission avez-vous donc à me donner, madame la fonctionnaire?…  Et puisque vous prétendez parler au nom du Ministère, pourquoi ne pourrais-je pas, moi, parler au nom du peuple!…

     

    La Fonctionnaire : Au nom du peuple, vous?  Laissez-moi rire!

     

    La Demandeuse : Eh! bien, riez!…  Vous voyez, vous n’en êtes même pas capable!…

     

    La Fonctionnaire (exaspérée) : Mais enfin, qu’attendez-vous de moi exactement, madame…  Madame?…

     

    La Demandeuse (goguenarde) : …Madame la demandeuse de catégorie E-L, dossier en souffrance numéro trois cent quatre-vingt-douze « D »!…

     

    La Fonctionnaire : « C ».

     

    La Demandeuse : Plaît-il?…

     

    La Fonctionnaire : Votre dossier porte le numéro trois cent quatre-vingt-douze « C ».  Il est célèbre dans toute la division.

     

    La Demandeuse : Voilà au moins un endroit où l’on ne m’a pas oubliée…

     

    La Fonctionnaire : Est-ce un autre de vos sarcasmes?

     

    La Demandeuse : Madame la fonctionnaire, vous ne répondez pas à mes questions!…  Je veux savoir pourquoi vous bloquez systématiquement mon dossier depuis deux mois!…  Je veux que vous me disiez pour quelle raison vous refusez de me verser les prestations auxquelles j’ai droit!…

     

    La Fonctionnaire (soupirant) : Mais je vous ai déjà tout dit : votre dossier est en souffrance.  Dès que l’enquête sera complétée, l’un de nos agents communiquera avec vous.  Voilà toute l’histoire, et je ne vois vraiment pas ce que je pourrais y rajouter.

     

    La Demandeuse (pour elle-même) : « C’est une histoire pleine de bruit et de fureur, contée par un idiot… »

     

    La Fonctionnaire : Je vous demande pardon?…

     

    La Demandeuse : C’est encore du Shakespeare; laissez…  Nous ne parlons manifestement pas la même langue, vous et moi!…

     

    La Fonctionnaire : Voilà enfin une parole sensée.

     

    La Demandeuse : Tout ça ne me dit pas ce que vous avez contre moi!…

     

    La Fonctionnaire : Croyez bien que je n’ai rien contre vous personnellement.  Puisque vous tenez tant à le savoir, vous m’êtes très antipathique, en effet, mais ce n’est pas pour cette raison que votre dossier n’avance pas.

     

    La Demandeuse : Ah! non?…  Et pourquoi donc?…

     

    La Fonctionnaire : Je vous l’ai déjà dit cent fois : le Ministère n’est pas convaincu que vous soyez vraiment intéressée à obtenir un emploi.  Votre attitude générale…

     

    La Demandeuse : Encore?!…  Ça n’en finira donc jamais!

     

    La Fonctionnaire : …Votre attitude est hostile.  Vous ne coopérez pas avec le Ministère.  De plus…

     

    La Demandeuse : De plus?…

     

    La Fonctionnaire : Votre dernier employeur fait l’objet d’une enquête.

     

    La Demandeuse : Une enquête?!…  À quel propos?…

     

    La Fonctionnaire : Ce renseignement est confidentiel.

     

    La Demandeuse : Ah! non!…  C’est trop commode!…  Je veux savoir ce que vous reprochez à ce pauvre Nicolas!

     

    La Fonctionnaire : Désolée : c’est de la régie interne, je ne peux rien vous dire d’autre.  Mais vous le saurez bien assez tôt.

     

    La Demandeuse : Vous voyez bien que vous répondez toujours à côté de la question!…

     

    La Fonctionnaire : Je vous ai communiqué tous les renseignements que j’étais autorisée à vous donner.  À votre insistance, je vous ai même dévoilé le contenu des notes que j’avais ajoutées à votre dossier, alors que rien dans le manuel ne m’obligeait à le faire.  J’estime que je me suis montrée suffisamment patiente avec vous.  Maintenant, je vous prie de cesser de m’importuner et de rentrer tranquillement chez vous.

     

    La Demandeuse : Écoutez-moi bien, madame la fonctionnaire : je connais Nicolas depuis toujours, et c’est l’homme le plus honnête, travailleur, bon et généreux que j’aie jamais rencontré…  Sa terre suffit à peine à faire vivre sa famille, et pourtant, il n’a pas hésité à se priver lui-même pour m’offrir cet emploi, simplement par amitié…  Alors, si j’apprends que vous lui avez fait des misères à cause de moi…

     

    La Fonctionnaire : Attention à ce que vous allez dire!

     

    La Demandeuse : …Vous allez le regretter!

     

    La Fonctionnaire (écrivant) : Est-ce une menace?

     

    La Demandeuse : Non!…  C’est une promesse!…

     

    La Fonctionnaire : Et si le Ministère découvrait, par exemple, que votre ami a falsifié des documents?

     

    La Demandeuse : Qu’essayez-vous d’insinuer?…

     

    La Fonctionnaire : Je n’insinue rien, madame la demandeuse d’emploi de catégorie E-L.  Je vous mets en garde, simplement.

     

    La Demandeuse : En garde?!…  Contre quoi?…

     

    La Fonctionnaire : Je vous rappelle seulement que la fraude est un crime grave, passible d’emprisonnement.

     

    La Demandeuse : Vous m’accusez d’être une fraudeuse?!…

     

    La Fonctionnaire : Je ne vous accuse de rien du tout.  (Elle soupire.)  Pour la dernière fois, j’ai du travail.  Laissez-moi!

     

    La Demandeuse (outrée) : Vous vous débarrassez des gens en portant des accusations vides de sens, et vous avez le culot d’appeler ça un « service à la clientèle »?!…  Vous mériteriez que…

     

    La Fonctionnaire : Je vous prie de baisser le ton!  Les comportements bestiaux ne sont pas tolérés ici!

     

    La Demandeuse : Je suis peut-être bestiale, mais je vous ferai remarquer que c’est vous qui êtes en cage, madame la fonctionnaire…

     

    La Fonctionnaire : Ceci est un guichet.

     

    La Demandeuse : Cage, guichet…  Quelle différence?…  Pourquoi vous a-t-on placée derrière des barreaux, si vous n’aviez rien à vous reprocher?…

     

    La Fonctionnaire (démontée) : Mais, je…  Je ne sais pas, moi…  Cette question n’est pas…

     

    La Demandeuse : …Pertinente à l’étude de mon dossier, je sais!…  Je me demande pourquoi je perds mon temps à discuter avec une robote!…

     

    La Fonctionnaire : Robote, moi?!…  Ah! mais!…

     

    La Demandeuse : Parfaitement, une robote!…  Qui répète stupidement des phrases apprises par cœur dans un manuel à la noix!…

     

    La Fonctionnaire : Oh!…  Ça, par exemple!…

     

    La Demandeuse : Vous n’avez pas le sens commun!…  Sortie de vos règlements et de vos codes de procédure, vous n’existez plus!…  On ne peut plus vous atteindre : vous êtes froide et lisse comme une machine à calculer!…  Pas d’aspérité, pas de prise, rien!…

     

    La Fonctionnaire : Il y a des gens qui attendent dans la salle…

     

    La Demandeuse : Oui, il y a des gens qui attendent…  Des centaines, des milliers de gens qui attendent un début de justice, un semblant d’équité sociale que vous et vos semblables persistez à leur refuser!…  Des gens qui pleurent, des gens qui rient, des gens qui pissent, qui chient, qui font l’amour…  Mais que savez-vous de l’amour, madame la robote?…  Y a-t-il seulement un squelette, sous votre peau caoutchouteuse?…

     

    La Fonctionnaire (troublée, oubliant d’écrire) : Madame, je… vous ai dit ce que j’avais à vous dire…  Partez!

     

    La Demandeuse : Je partirai quand j’en aurai fini avec vous, pas avant!…  Ainsi, ça vous est égal d’envoyer à la rue une femme qui a travaillé honnêtement toute sa vie…

     

    La Fonctionnaire : Si vous ne partez pas immédiatement, je vais devoir appeler la sécurité!

     

    La Demandeuse : La sécurité?…  Mais allez-y, je vous en prie!…  Savez-vous bien qu’avant longtemps, vos agents ne pourront plus m’appeler, moi, parce que je n’aurai plus le téléphone?…  Ça vous est égal, ça aussi?!…

     

    La Fonctionnaire (de plus en plus confuse) : Le Ministère ne s’intéresse pas à votre vie privée : seules sont prises en compte les données… les données…

     

    La Demandeuse : Et ce bon vieux Nicolas, seul avec ses quatre enfants?…  Vous allez le mettre sur la paille, lui aussi?…  Pour avoir eu la gentillesse d’aider une vieille amie dans le besoin en lui versant six mois de salaire plutôt que quatre, rien que pour satisfaire à vos exigences stupides?!…  Vous ne voyez donc pas le mal que vous faites autour de vous?…

     

    La Fonctionnaire (paniquée, pour elle-même) : Page trois cent quatre-vingt-onze du manuel : « Cas problèmes »…  Non : chapitre trente-sept, article douze, paragraphe B : « Procédure à suivre en cas d’attaque bactériologique »…  Non!…  Page…

     

    La Demandeuse : Vous prononcez vos sentences de mort et après, vous allez vous coucher…  Vous n’avez décidément rien d’humain!…

     

    La Fonctionnaire (totalement hystérique) : Ma mère est morte il y a cinq ans : voilà enfin une parole sensée…  Toute réclamation doit être adressée aux quartiers généraux du Ministère…

     

    La Demandeuse : Et si je mourais là, sous vos yeux?…  Si je me faisais saigner à blanc sur vos précieux dossiers?…

     

    La Fonctionnaire (comme si elle s’éveillait brusquement) : Aah!… Vous êtes encore là, vous!…  Je vais vous faire chasser!… 

     

    La Demandeuse : Ne vous donnez pas cette peine : je m’en vais!…  Je vais me tourner vers les soupes populaires, puisque vous m’y avez expédiée si cavalièrement!…  Et quand mon propriétaire en aura assez d’attendre mon loyer, j’irai probablement grossir les rangs des sans-abri…

     

    La Fonctionnaire (se bouchant les oreilles) : Assez!…  Allez-vous en!…

     

    La Demandeuse : Oui, je pars!…  J’ai assez perdu de temps à discuter avec vous!… Mais je tiens à ce que vous sachiez une chose, avant de vous quitter : votre règne ne sera pas éternel!…  Un jour pas si lointain, il faudra bien payer pour tous les exclus que vous aurez fabriqués!…  Et ce jour-là, madame, je ne vous conseille pas de vous retrouver sur mon chemin!…

     

    La Fonctionnaire (hurlant) : Pour la dernière fois, sortez!

     

    La Demandeuse : Vous n’êtes qu’une coquille vide!…  Pas de cœur, pas de tripes, rien!…  Vous n’avez même pas de nom!…

     

    La Fonctionnaire (la voix tremblante) : Toute agression verbale ou physique contre les personnes à l’emploi du Ministère...

     

    La Demandeuse : …De plus, je trouve que mon attitude vaut bien la vôtre… Adieu, madame la fonctionnaire sans âme et sans nom!…  (Elle sort.)

     

    La Fonctionnaire (à l’adresse de la demandeuse) : Mais oui, j’ai un nom!…  Je m’appelle…  Je m’appelle…  (Restée seule.)  Je m’appelle…  (En aparté.) Fonctionnaire?…  Robote?…  (Complètement paniquée.)  J’avais un nom, pourtant?…  J’ai déjà eu un nom?!…

     

     

     

     

    —NOIR—

     

     

     

     

     

    © Alain Cormier, août 2002


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