• "La finalité n'est pas d'équilibrer le budget, c'est d'être heureux comme peuple. (...) Je suis devenu le ministre du Bonheur." - Raymond Bachand, ministre des Finances du Québec.

    Un ministère du Bonheur, à présent.  On se croirait dans 1984 d'Orwell.

    Chose certaine, le ministre Bachand n'aura pas fait beaucoup d'heureux parmi les étudiants avec ses hausses de frais de scolarité.  Mais qu'importe, au fond, puisque la "finalité" est que nous soyons tous "heureux"!  Voilà qui est habile de la part du ministre : que peut-on y trouver à redire?  Qui serait assez bête, en effet, pour s'opposer au bonheur?  Ce serait du plus haut ridicule.  Ce serait même pire : une hérésie.

    Je suis tout juste assez vieux pour avoir connu, dans mon enfance, une société encore dominée par l'Église catholique, où la messe du dimanche était obligatoire tout autant que les sacrements - baptême, confesse, profession de foi, communion, confirmation, mariage, extrême-onction, funérailles.  La vie du catholique était soigneusement balisée et avait pour but, en gros, de "gagner son ciel" - son paradis.  En résumé, il s'agissait de souffrir "ici-bas" pour espérer atteindre à la félicité suprême "dans l'au-delà".  Quant à savoir si l'on était vraiment digne d'entrer dans ce Jardin des Délices, Dieu seul pouvait en décider.  Et Dieu était partout, y compris dans la devise des États-Unis : "In God We Trust."

    Cependant, les pères fondateurs des États-Unis d'Amérique n'étaient pas si bêtes : ils avaient bien compris que pour créer un nouveau monde, ils avaient besoin d'une nouvelle religion.  C'est pourquoi ils ont inscrit dans la constitution de leur pays le droit à la "quête du bonheur" - The Pursuit of Happiness.

    Le bonheur.  Le nouveau jardin d'Éden.  Un paradis qui n'est plus une vague promesse, mais une tentation bien réelle et immédiate.  À quoi bon, en effet, "gagner son ciel" pour une vie future hautement hypothétique si l'on peut y accéder dès à présent?

    D'une certaine façon, la "quête du bonheur" nous a libérés du joug de la religion.  Elle a rendu possibles la laïcité, la société de consommation, la libéralisation des moeurs, la recherche de gratifications immédiates, le narcissisme contemporain et les réseaux sociaux.  En quelques générations, elle a changé l'humanité en profondeur - plus profondément, en fait, que n'ont jamais osé l'imaginer les communistes les plus optimistes ni les gourous les plus motivés.

    À l'ordre ancien qui commandait de mériter la récompense ultime après la mort par une vie de vertu et de piété s'est substitué ce nouveau commandement, non moins terrifiant : "sois heureux!"  Qui plus est, sois heureux sans tarder, ici et maintenant, de peur de mourir avant d'avoir goûté au bonheur.  Terrible injonction que celle qui impose, sans préparation, un état de béatitude permanente pour lequel on se sent si peu fait!

    Le bonheur est le nouvel idéal; le saint Graal de la nouvelle religion.  Bien qu'il soit par nature indéfinissable, chacun croit savoir à peu près à quoi il correspond.  C'est très mal vu, de nos jours, de s'avouer malheureux ou de bouder son bonheur.  Car le bonheur est accessible à tous, en vente sous toutes les formes et à tous les prix.  Même les pauvres ont leur Wal-Mart et leur Dollarama pour s'offrir du bonheur les jours de cafard.  Pour être malheureux, il faut vraiment y mettre de la mauvaise volonté.

    J'ai cru au bonheur comme j'avais cru au paradis.  Je l'ai cherché longtemps, assidûment, passionnément.  En tremblant de n'être pas doué, peut-être, pour manier ce sésame qui semblait donner tout son sens à la vie moderne.  En maudissant le destin de m'avoir privé de la "vocation du bonheur", cette faculté d'oublier les chagrins de l'existence et les horreurs du monde pour m'immerger dans la pure extase.

    En fin de compte, je n'ai connu du bonheur que des moments fugaces.  Des jours et des soirées en famille ou entre amis, des émotions vraies, des repas sublimes et des vins qui transcendent la vigne, des instants de complicité avec ma fille adorée, des idylles qui ne sont jamais faites pour durer mais qui vous font toucher un moment d'éternité.

    J'en conclus que le bonheur ne peut pas être une destination, une finalité, un but en soi.  Il ne peut être, au mieux, qu'un soulagement entre deux périodes de torture; une paix de l'esprit agréable mais éphémère.  Le plus grand malheur des hommes, à notre époque, c'est qu'on les force à un constant bonheur.  Un bonheur piège qui vous maintient sous la dépendance d'une consommation effrénée, dans une spirale d'endettement sans fin.  Le totalitarisme ultime : "soyez heureux!"  Par décret du ministère des Phynances, comme dans le Père Ubu d'Alfred Jarry.  Le ministère du Bonheur.  Ne cherchez plus : on l'a trouvé pour vous.

    Pour moi, je revendique des fleuves de larmes, de longs cris de rage impuissante et des râles d'agonie.


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  • Au début des années 1970, j'ai vécu avec ma famille à Yaoundé, au Cameroun.  Comme tous les coopérants, nous nous mêlions peu à la population locale, partagée entre le ressentiment envers ses anciens maîtres européens et la distance respectueuse que provoquent inévitablement les trop grands écarts de richesse.

    Le Cameroun était un pays très pauvre à cette époque ; on n'y avait pas encore découvert de pétrole et l'État était gangrené par la corrupton.  La ville grouillait de malheureux, pour la plupart handicapés, qui tendaient la main en psalmodiant "Allah karim", c'est-à-dire : "la charité au nom de Dieu".  Au début, on donne tant qu'on peut ; mais à la longue, on s'endurcit.  Parce que c'est un puits sans fond.  Et parce qu'il y a aussi de faux infirmes.

    Un jour, nous étions attablés à la terrasse des "Boucarous", l'un des meilleurs restaurants de la capitale, fréquenté surtout par des Blancs.  À une table voisine, un gros monsieur rougeaud à la mine patibulaire, seul, lisait un journal en fumant un énorme cigare.

    Ayant échappé à la vigilance des employés, un aveugle entreprit de faire le tour des tables et parvint à celle du liseur.  Quand il formula sa requête, l'homme fit la sourde oreille.  Le mendiant répéta, en haussant légèrement la voix : "Allah karim, cadeau!"

    C'est alors que le bouledogue, excédé, posa brusquement son journal et, avec un ricanement sadique, écrasa son mégot dans la main tendue.

    Je n'oublierai jamais les hurlements de douleur; l'odeur de chair grillée mêlée à celle, fétide, du mauvais tabac.

    Alertés par les cris, les garçons accoururent.  On chassa le mendiant, tandis que son bourreau s'éloignait en maugréant.

    On fêtait mes onze ans ce jour-là.  Pour la première fois, j'ai eu honte d'être blanc.

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